Retour sur la collection Phillips

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« L’art apporte deux grandes émotions – celle de la reconnaissance et celle de l’évasion – qui nous emmènent, toutes les deux, aux frontières du moi… Dans ma période de crise j’ai cru devoir créer quelque chose qui exprimerait, d’une part, la conscience des joies que la vie avait encore à m’offrir et, d’autre part, mes possibilités d’évasion dans le territoire des rêves où chaque élément serait posé à sa place, dans une vision d’ensemble, exactement comme
l’artiste construit son monument ou son décor ».

Duncan Phillips, 1926

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Jardin du Luxembourg. Détail fontaine de Médicis. Acis et Galatée

C’était il y aura bientôt 3 ans, le Sénat organisait une exposition monstre, celle de la Collection Phillips ! Souvenirs… Souvenirs…

Mais d’abord, c’est qui ce Phillips ? La parole à Ahmed Bedjaoui :

Le musée du Luxembourg qui est géré par le Sénat français propose actuellement aux visiteurs venus du monde entier une exceptionnelle exposition basée sur la collection privée de l’Américain Duncan Phillips.

Pour comprendre l’engouement pour l’Art des grands capitaines de l’industrie aux Etats-Unis, il faut remonter à la deuxième moitié du XIXe siècle. La guerre de sécession s’achève en avril 1865 avec la capitulation du général Lee. Le Nord industriel et républicain triomphe.

L’affranchissement des esclaves du Sud permet aux villes du Nord de bénéficier d’une main-d’œuvre à bon marché, en attendant la grosse vague d’immigration italienne et irlandaise. Dans la foulée, la décennie qui va suivre connaîtra un boom économique sans précédent qui entraînera une explosion culturelle tout à fait nouvelle. Avant cette époque, l’Amérique s’était contentée d’être « la fille aînée de l’Angleterre » et sa culture balbutiante ne parvenait pas à se dégager de la nursery européenne. Pittsburgh a été sans doute la ville nord-américaine qui a le plus incarné cette mutation industrielle et culturelle.

La famille Phillips a fait, au cours de cette période qui a suivi la guerre civile, fortune dans l’acier et la banque. Né en 1886, Duncan Phillips fera des études à l’université de Yale avant de devenir l’héritier de cette riche famille. Le jeune Duncan fait partie d’une génération de fils de riches ayant reçu une éducation de haut niveau et décidés à sortir l’Amérique de son isolement culturel. Ils sont les emblèmes d’une jeune puissance qui désire associer sa prospérité aux grandes idées du rêve américain et de « l’enlightment (les lumières) ».

Les grandes fortunes se sont ainsi appliquées à créer des musées, des collections privées et des fondations culturelles pour « éclairer leurs concitoyens par les joies de l’esprit », selon le mot d’un des grands magnats de l’époque, Andrew Carnegie. Ils s’appliquent à ramener d’Europe tout ce qui pourrait plus tard servir à faire émerger une école intellectuelle moderne purement américaine.

Dans une Amérique où l’impôt sur le revenu n’existait pas encore, ces milliardaires achètent en Europe occidentale des centaines de toiles de la Renaissance, mais aussi des œuvres de peintres plus récents, comme Rembrandt ou Rubens. Duncan Phillips est l’un de ces « tycoons ». Il s’intéresse particulièrement à l’art pictural et publie son premier article avant d’effectuer en 1911, avec sa famille, un voyage initiatique en Europe.

Il fera à cette occasion la connaissance du grand marchand d’Art Paul Durand-Ruel. Comprenant que les USA étaient en train de devenir l’eldorado du marché de l’Art, ce dernier avait dès 1900 installé une succursale à New York. Duncan Phillips lui achètera quelques tableaux, dont l’un des grands chefs-d’œuvre de August Renoir, le fameux Déjeuner des canotiers.

Dans un livre écrit en 1982 par la veuve du collectionneur, celle-ci révèle que la toile avait été acquise pour la somme fabuleuse (pour l’époque) de 125 000 dollars. Elle ajoute qu’il était probable que le père du marchand « avait payé Renoir 2000 dollars environ ». Le tableau est revenu à Paris pour être le diamant de cette exposition du musée du Luxembourg. Plus tard, le directeur de la National Gallery de Londres offrit pour acquérir le tableau un chèque en blanc à Duncan, qui refusa bien sûr l’offre. Dans son ouvrage Renoir, mon père, le cinéaste Jean Renoir écrit : « Le Grand déjeuner des canotiers, qui est actuellement à Washington, couronne une longue série de tableaux et d’études, de dessins exécutés à la Grenouillère. » Le milliardaire retenait pour sa part que « l’art de Renoir est du peuple et pour le peuple. Comme le Titien et Rubens, il utilise les formes pour exprimer la joie à travers un débordement de vie et de lumière, plutôt que pour analyser ou dramatiser ».

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Soleil d’avril, 1921 – Pierre Bonnard

Mille trois cents toiles

Dix ans plus tôt, l’achat de la toile, Duncan Phillips avait écrit un article incendiaire contre la gigantesque exposition organisée à New York sous le nom de « Armory Show ». Mille trois cents toiles de toutes tendances confondues y avaient été exposées. Le collectionneur, qui était encore sous l’influence de l’impressionnisme et de la Renaissance, s’était insurgé contre l’Art nouveau. Ce qui explique que jusqu’à la fin des années 1930, il a privilégié les œuvres de Monet comme le flamboyant La route de Vétheuil, de Manet, Ballet espagnol, Corot, Genzano, Manet, Femmes se peignant ou encore Delacroix, Chevaux sortant de la mer.

Toutes ces toiles figurent dans l’exposition du Luxembourg à côté du sublime La petite baigneuse d’Ingres. Il faut voir de près ce chef-d’œuvre pour mesurer ce que la couleur chair veut dire, loin du virtuel et des reproductions.

Mais Phillips est davantage fasciné par Bonnard dont il acquiert plusieurs toiles, par le dessinateur et peintre Honoré Daumier ou par Puvis de Chavannes. En dehors d’une œuvre de Picasso qui appartient à la période bleue de l’artiste, il ne s’intéressera à l’Art moderne qu’à partir du début des années 1930. Il commence par s’approprier des toiles de Matisse et de VanGogh, puis même de Braque, dont il avait pourtant dénoncé la « vulgarité » lors de l’Armory show.

L’homme, en esthète éclairé, sait se remettre en question. Il achète treize toiles de Paul Klee, (dont La Cathédrale, qui rappelle à bien des égards les motifs des Houachems en Algérie) et certaines de Kandinsky. Cette magnifique exposition explique sans doute comment l’Amérique, grâce à des collectionneurs comme Duncan Phillips, est passée d’un âge rustre vers les sommets de la modernité artistique.

La prospérité aura servi à transférer le goût de génération en génération, le pédantisme cédant peu à peu le pas à la créativité la plus audacieuse. Collectionneur passionné, Duncan Phillips est resté cet esthète modeste qui affirme en conclusion d’une vie consacrée à la contemplation :

« Quiconque peut apprécier la beauté sans vouloir se l’accaparer, est plus riche de plusieurs milliers de moments de bonheur que le collectionneur avisé. » L’Amérique a mis sa richesse nouvelle au service de l’Art et l’Art a su lors de grandes crises le lui rendre.
Puisse cette sagesse aider nos contemporains à mieux utiliser les périodes de prospérité pour léguer une culture féconde pour les générations futures.
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Danseuses à la barre – Edgar Degas
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Mélancolie – Edgar Degas

A l’époque où j’ai parcouru l’exposition, j’avais beaucoup apprécié les Degas Danseuses à la barre et La mélancolie, splendide tableau dans lequel on ne trouve aucune arrogance dans la souffrance.

ingres_the_small_bather.jpg J’avais été très surprise devant « La petite baigneuse » de Jean Auguste Ingres, magnifique mais surtout tout petit !!! :
Huile sur toile, 32,7 x 24 cm.

J’ignore pourquoi, mais j’avais toujours imaginé cette œuvre gigantesque.

Ensuite, il y avait deux Paul Cézanne, Portrait de l’artiste, et Pot de gingembre, 1890-93, très beaux.

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Pot de Gingembre

Gustave Courbet, La Méditerranée, 1857, beau et inquiétant à la fois.

Dans la salle suivante il y avait la star de l’exposition Le déjeuner des canotiers de Pierre-Auguste Renoir. Magnifique ode à la joie de vivre, haut en couleur et doux, si doux. Dans la même salle il y avait ceux qui restent mes deux favoris :

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Jardin à Louveciennes – effet de neige, 1874 Alfred Sisley, 1839-1899

et un Monet à couper le souffle La route de Vétheuil.

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Qui m’ont beaucoup plus aussi, les Bonnard :

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La Côte d’Azur 1923
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La palme, 1926

et Soleil d’avril, 1921 – voir photo plus haut – (A voir aussi : Bonnard,  »Guetteur sensible au quotidien« , l’exposition sensation à Lodève jusqu’au 1er novembre 2009).

Ensuite, après tout ça, les Van Gogh m’avaient paru moins beaux que de coutumes peut être par la promiscuité des autres œuvres.

Enfin, dans une autre salle, dans un style complètement différent il y avait pèle mêle un Matisse que je n’ai pas aimé car beaucoup trop sombre (noir !) pour moi qui aime justement la couleur chez cet artiste,

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Le rideau égyptien

des Picasso incompréhensibles, et des Braques dont finalement je n’aime que les oiseaux. A noter quand même, un très joli bronze de Picasso Pierrot, 1905.

Puis Klee, dont je ne me souviens que d’une phrase qu’on lui attribue et non d’un tableau « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » .

Enfin, des Kandinsky dont Succession, 1935, très joli.

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Voili. Voilà. Merci encore à Le Veilleur (encore un qui verse dans la peinture) d’un autre autre forum qui avait alors répondu à mon appel de détresse face à une telle expo, à savoir «  »Que faut-il regarder ? et surtout comment ? »

« C’est une collection très hétéroclite. C’est bien délicat de te dire ce qu’il te faut regarder, mais je sais devant quoi, moi, je ne m’attarderais pas et devant quoi je m’arrêterais plus particulièrement.

A voir, évidemment, le Déjeuner des canotiers qui est un des chefs-d’oeuvre de Renoir. Mais aussi, le Ballet espagnol de Manet ; les trois paysages de Van Gogh; les trois Cézanne (dont un autoportrait); un très beau Corot : Rome, vue des Jardins Farnèse; Rochers à Montheil par Courbet; La Mélancolie de Degas (très beau petit tableau); le portrait de Paganini par Delacroix; la Petite baigneuse d’Ingres; les Daumiers (notamment Le Peintre devant son chevalet; les peintures de Daumiers sont assez rares); les Monet et le Sisley (effet de neige).

Grâce à lui, j’ai ouvert encore un peu plus les yeux sur ce qu’il y avait autour de moi. Ce fût une belle expo mais qui demandait beaucoup d’énergie, de concentration, du fait de l’absence de thématique et des différences de styles.

Pour celles et ceux que cela intéresse, l’exposition est encore disponible en DVD, Livre ou magazine 😉

Liste des oeuvres

Plus d’images

Plus d’info sur l’histoire de cette collection hétéroclite.

anti

11 Replies to “Retour sur la collection Phillips”

  1. Anna Galore

    Je vais revenir sur la lecture en détails de l’article un peu plus tard mais d’ores et déjà, un commentaire : j’ai eu le bonheur de voir cette fameuse expo il y a trois ans et c’était une splendeur.

    J’avais trouvé frappante la diversité des styles représentés au sein d’une collection privée, ce qui montre à quel point Philips était un authentique connaisseur avec une compréhension profonde de l’évolution artistique majeure dont il a été le témoin éclairé (et fortuné, à tous les sens du terme).

  2. Netsah

    mais nan tu t’es trompée! Phillips c’est le gars qui fait des télés et des lecteurs dvd O.O

    ok je sors Q_Q

    très belles images.
    Sinon si vous voulez rigoler :

    http://www.youtube.com/watch?v=2mZiAaxo27s
    pour comprendre cette pub il faut connaitre les 3 videos les plus regardées sur youtube en 2007-2008 (l’une d’entre elles est passée sur ce blog) : L’étudiant américain qui se fait « taser », la Miss Teen USA south California, et Chris Crocker le fan de Britney

    >>voici les 3 videos si vous ne les avez pas vues :
    http://www.youtube.com/watch?v=kHmvkRoEowc&feature=fvw
    http://www.youtube.com/watch?v=WALIARHHLII&feature=related
    http://www.youtube.com/watch?v=6bVa6jn4rpE&feature=related

  3. ramses

    J’aime beaucoup le « format » de cette note (comme celles de Miss, d’ailleurs) : reproductions de tableaux, enchâssés de textes et de commentaires, c’est vraiment une belle ballade, merci Anti !

  4. anti

    C’est gentil à toi Ramses 😉 Contente que ça te plaise. J’aime parler des choses faites. 10 années d’internet, ça doit aussi laisser des traces. Cette note date de il y a trois ans mais elle tient bien la route et à tout à fait sa place ici. La reprendre m’a permis de revivre ce grand moment.

    anti

  5. sapotille

    Un vrai bonheur.. je plonge et replonge (deuxième bain à cet instant..)
    Souvenirs du veilleur..
    Tentation de Lodève.. Pourquoi pas??

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