Dans une interview donnée en septembre 2007 à la revue espagnole ABC, Pierre Giacometti, ex-directeur d’Ipsos et conseiller de Nicolas Sarkozy, explique que ce dernier, pourtant procorrida convaincu, a interdit à ses ministres d’assister à des corridas « pour ne pas alimenter la polémique ». C’est dire s’ils portent leur passion honteuse en haute estime. Au moins ont-ils conscience que se régaler publiquement de ce spectacle barbare n’est pas très bon pour leur image.

Une autre grande constante qui ressort de cette interview, toujours d’actualité, c’est le recours au mensonge systématique pour justifier le maintien de la corrida en France. Il est vrai qu’asséner des contre-vérités est une pratique courante chez les aficionados.

L’exemple le plus récent est le communiqué officiel de l’Observatoire National des Cultures Taurine, en réaction au lynchage de manifestants anticorrida à Rodilhan, qui invite les aficionados « comme ils l’ont toujours fait, à conserver leur calme face au visage haineux de l’intolérance et de l’obscurantisme ». Oui, vous avez bien lu : ce sont les manifestants non-violents tabassés qui sont haineux, intolérants et obscurantistes et ce sont les aficionados qui leur tapent dessus qui montrent à quel point ils savent conserver leur calme.

L’interview de Pierre Giacometti par ABC

La majeure partie de l’entretien a été traduite en français et mise en ligne sur le site de la FLAC (Fédération des Luttes pour l’Abolition des Corridas). Dans la version originale en espagnol, le journaliste et Giacometti n’utilisent que le terme « fiesta » pour parler de « corrida ». Un glissement sémantique délibéré que font tous les aficionados, pour qui la corrida est forcément la fête. Dans la traduction qui suit, le mot « corrida » a été rétabli en toutes lettres pour éviter toute confusion.

ABC
Tout le monde connaît votre passion et votre aficion pour les corridas. Récemment votre compatriote Françis Wolf a écrit sur la situation paradoxale de la corrida « Blessure en pleine santé ». Quel est la situation en France après un été où les débats ont fait les titres des journaux comme Le Monde ou Le Figaro ?

Pierre Giacometti
Si on laisse de côté les équilibres politiques, ceux qui sont en faveur et ceux qui sont contre, je dirais qu’il n’y a jamais eu autant de passion chez les « aficionados » français. Quand on analyse cette saison tauromachique, les arènes ont toujours été pleines. Pour moi il a trois franges de population :
– Les aficionados, qui représentent un quart de la population, dix millions d’adeptes, ça ne veut pas dire qu’ils vont aux arènes mais qu’ils considèrent les corridas comme faisant partie de leurs traditions.
– Les anticorridas, qui maintiennent une stratégie de pression permanente, font beaucoup de lobbyng avec une stratégie de sensibilisation aux aspects les plus dramatiques de la corrida.
– Ils partent de l’idée que le troisième groupe de la population est indifférent voire plutôt opposé à la corrida et donc perméable à leurs idées.

ABC
L’année dernière, Nicolas Sarkozy a assisté à la Maestranza, et vous avez dit que le gouvernement français actuel est celui qui comptait le plus grand nombre de ministres aficionados de l’histoire…

Pierre Giacometti
La situation est curieuse car beaucoup de politiques aiment les corridas et ne peuvent aller aux arènes, compte tenu de la pression et pour ne pas alimenter la polémique. Ils ne veulent pas alimenter un débat qui d’autre part est excessif. Nicolas Sarkozy a décidé de limiter sa présence dans les arènes françaises et quand il l’a fait, il est allé en Espagne. Mais c’est le premier ministre, François Fillon, le plus aficionado de tous.

ABC
Est-ce que la corrida est associée à une couleur politique particulière ?

Pierre Giacometti
Non, ce n’est une question de gauche ou de droite. Chez les socialistes, mais aussi chez les communistes, il y a de grands aficionados, et ceci est difficile à comprendre pour les anti-corridas. Quand on voit la place que prend la corrida dans les médias culturels et intellectuels, parfois plus à gauche qu’à droite, cela est assez compliqué. De fait les meilleurs articles sur les corridas sont publiés dans « Libération » et dans le « Monde ».

ABC
Comment voyez-vous le futur des corridas en France ?

Pierre Giacometti
Si l’on imagine qu’un gouvernement français interdise les corridas, cela provoquerait une tension d’identité dans le sud de la France et des conséquences imprévisibles. C’est une bombe politique, car dans ces régions la notion de l’identité régionale s’est accrue de manière très importante et ce serait un terrain propice pour les partis extrémistes.

ABC
Jusqu’au point de provoquer un renversement électoral ?

Pierre Giacometti
On ne peut pas prévoir l’impact. Dans le sud de la France le nombre de personnes qui, bien que n’allant pas dans les arènes pensent que la corrida fait partie de leur culture, se situe aux environs de 50%. Ça serait alors dangereux pour le parti qui serait au gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche. Une étude que nous avons faite il y dix ans montre que beaucoup d’aficionados n’ont pas une étiquette politique définie.

ABC
La perception que nous avons de vous, de ce côté-ci des Pyrénées, est que vous servez de rempart à Bruxelles.

Pierre Giacometti
Oui, je pense que c’est décisif. La France a un rôle fondamental à jouer dans l’idée universelle de la corrida, tout comme l’Amérique Latine.

(L’interview contient quelques autres échanges, dont un où Giacometti déplore qu’on ne puisse pas parler librement de grands toreros à la télé et en radio à cause de la pression des anticorridas).

Les mensonges et les contre-vérités

Pierre Giacometti a raison de dire que la population française se répartit en trois groupes quand il s’agit de corrida mais en revanche, il ment délibérément en affirmant que 25% des Français et 50% dans le sud du pays sont pour son maintien. Voici les chiffres réels obtenus lors d’un sondage récent réalisé par l’institut Louis Harris.

Au niveau national :

– Pour la corrida : 18.2% de la population (et non 25%)
– Contre la corrida : 72.2%
– Ne se prononcent pas : 9.5%

Dans le sud-ouest :

– Pour la corrida : 21.6% de la population (et non 50%)
– Contre la corrida : 63.9%
– Ne se prononcent pas : 14.4%

Dans les départements qui bordent la Méditerranée

– Pour la corrida : 22.3% de la population (et non 50%)
– Contre la corrida : 71.8%
– Ne se prononce pas : 5.8%

Un point intéressant à souligner est que le pourcentage dans les régions prétendument pro-corrida est en gros le même que dans le reste de la France, à savoir autour de 20%. Prétendre que ces régions sont particulièrement attachée à une « tradition taurine » est donc une contre-vérité flagrante. La corrida est d’ailleurs historiquement d’origine ibérique ou portugaise, mais certainement pas française.

Un autre point est que, au vu de ces chiffres, agiter le spectre de « conséquences imprévisibles », de « bombe politique » voire de « renversement électoral » si les corridas sont interdites est tout simplement ridicule. La réalité, c’est que près des trois-quarts des Français seront satisfaits lorsqu’une telle mesure sera prise.

Là où Pierre Giacometti met en avant une vérité incontestable, c’est quand il rappelle qu’un nombre important de responsables politiques de tous bords soutiennent la corrida, à commencer par Nicolas Sarkozy.

Ils sont particulièrement nombreux parmi les ministres ou ex-ministres (François Fillon, David Douillet, Hervé Morin, Laurent Wauquiez, Jean-François Copé, Roselyne Bachelot, Michèle Alliot-Marie, etc.) mais aussi à gauche (Ségolène Royal, Martine Aubry, Manuel Valls, Arnaud Montebourg). Seuls les mouvements écologistes, dont Europe Écologie Les Verts, ont une position clairement anti-corrida déclarée.

Mais le lobby pro-corrida étant largement représenté dans les cercles du pouvoir, ni le chef de l’État ni le gouvernement ne tiennent aucun compte du fait qu’une large majorité de la population, y compris dans les départements où la corrida est légale, demande à ce que ces pratiques barbares soient enfin interdites comme partout ailleurs en France.

Espérons que les prochaines présidentielles permettront de changer positivement la situation à cet égard.