La dame de Val d'Aurelle

C’est le hall d’entrée d’un centre hospitalier. Une dame, avec un long manteau brique, entre en tirant derrière elle une grosse valise à roulettes. Le genre de bagage qu’on choisit pour partir en vacances pour plusieurs semaines. D’ailleurs, on la croirait presque en train de se préparer à prendre un train ou un avion, tellement elle semble détendue. Personne ne l’accompagne.

Elle marche de façon calme, son visage est serein. Je suis incapable de lui donner un âge – elle doit avoir plus de trente ans et moins de cinquante. Elle voit sur sa gauche une petite exposition de photos encadrées, alignées sur un mur. Elle les contemple un moment puis s’en va dans le large couloir qui lui fait face et disparait de ma vue. Une minute plus tard, je la vois ressurgir à ma droite par un autre couloir. Elle a toujours une expression impassible, les yeux presque rieurs.

P1090136b.JPGElle s’arrête devant l’ascenseur. Il arrive, elle s’y glisse avec d’autres personnes. Je remarque son bonnet de laine noir. Il révèle plus qu’il ne cache la peau lisse de son crâne. Retour brutal au réel, que son apparente insouciance a failli occulter : ici c’est Val d’Aurelle, le grand centre hospitalier montpelliérain de traitement des cancers.

La porte coulissante se referme sur son visage énigmatique, alors qu’elle part affronter l’enfer avec un détachement apparent qui me fascine.

Je me lève pour aller voir ce que montrent les photos devant lesquelles elle s’est arrêtée. Une femme sur le point de subir une radiothérapie. Une autre, allongée, souriante, tenant la main d’une infirmière assise à son chevet. La même de trois quart dos, dénudée, un petit démon tatoué sur l’omoplate, face à l’infirmière qui la fixe dans les yeux d’un air bienveillant. Des têtes de mannequins en plastique portant des perruques. La boutique qui les vend est juste à côté de la dernière photo. Ailleurs dans le hall, d’autres photos. Toujours des femmes. Certaines suivent un cours de yoga ou de danse pour mieux vivre leur maladie. D’autres font de la poterie. Une, avec un sourire immense, joue de la batterie. Des panneaux emplis d’explications décrivent les scènes.

La douleur, chez les cancéreux, est la résultante de deux phénomènes distincts :
– le mal physique, directement causé par la maladie. Il peut être calmé par de la morphine ou des produits analogues mais au prix d’effets secondaires dont certains sont très désagréables.
– la peur de la mort, qui peut provoquer à elle seule des pics douloureux bien pires que ceux dus à des causes physiques. Contre cela, la morphine ne peut rien.
Plus une personne qui souffre parvient à réduire son anxiété et moins elle a mal. Moins elle a mal et mieux elle se portera. Ce n’est pas suffisant pour guérir mais ça en augmente sérieusement les chances. D’où l’importance primordiale de tout ce qui peut détendre ou distraire les malades, malgré l’angoisse qu’ils ressentent pour leur devenir.

Cette dame semble le savoir ou, au moins, le percevoir. La force intérieure qui l’habite est un atout crucial pour combattre son mal. Une vérité qui remonte à la nuit des temps…

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  1. anti Post author

    Le séminaire d’Élisabeth Kübler-Ross

    Extrait de « La source noire », P. van Eersel, éd. Grasset.

    A l’Institut de psychanalyse de Chicago, ça commence très mal. Avec un analyste rude et grossier, à qui elle dit ses quatre vérités, avant de claquer la porte. Puis elle entend parler d’un certain docteur Baum, un autre juif de Vienne (les juifs de Vienne font une véritable haie d’honneur sur la longue route Élisabeth). Elle trouve l’homme immédiatement sympathique. Fait exceptionnel à l’institut : il accepte de la prendre, alors qu’elle vient de ruer dans les brancards d’un confrère. Élisabeth trouve en Baum un nouveau guide. Avec lui, en deux ans, elle va boucler une analyse complète. Au pas de charge.

    Nous sommes en décembre 1965, trois mois à peine après son arrivée à Chicago. Elle est en train de préparer un cours sur quelque trouble psychosomatique, quand quatre étudiants frappent à la porte de son bureau.

    Ils disent qu’ils ont entendu parler de sa conférence de Denver, avec Linda, la jeune leucémique. Ils sollicitent son aide. Élisabeth demande des détails. Ce sont des étudiants en théologie, de futurs prêtres. Ils expliquent qu’au séminaire, on leur bourre le crâne de théories, mais qu’ils tremblent à l’idée de devoir exercer bientôt leur ministère. Ils n’ont, par exemple, jamais vu de mourant de près.

    Les quatre bacheliers ont, en outre, un devoir à rendre sur « la crise dans la vie de l’homme ». Ils ont estimé qu’il n’y avait pas de plus grande crise que l’agonie. « Accepteriez-vous, demande l’aîné des quatre, que nous vous accompagnions, la prochaine fois que vous visitez un mourant ? »

    Élisabeth, très surprise, ne sait que répondre. Que de futurs prêtres viennent lui demander, à elle, de leur servir de guide dans l’apprentissage de leur sacerdoce face aux mourants, cela lui paraît inouï. Élisabeth a grandi dans la religion protestante ; mais sa rébellion contre les pasteurs a été précoce. Elle a cessé de pratiquer dès qu’elle a pu, nourrissant une solide méfiance envers toute religion. Pour devenir américaine, et épouser Emmanuel Ross, on lui a demandé quelle religion elle pratiquait. Elle a mis une croix dans la case « Agnostique » – il n’y avait pas de case « Athée ». Qu’est-elle réellement ? Elle se le demande elle-même. Pragmatique, en tout cas. Elle n’a jamais cru qu’à ce qu’elle avait pu expérimenter elle-même, et avec toute la rigueur dont un scientifique est capable.

    Ce besoin de tout vérifier pourra même, dans certains cas, se révéler excessif. Mais pas dans la situation où elle se trouve maintenant : des étudiants en théologie aimeraient en savoir davantage sur l’agonie des mourants, et c’est elle qu’ils viennent voir ! Élisabeth sait fort bien, pour l’avoir vérifié à Denver, qu’il n’existe aucune recherche scientifique, aucune documentation moderne dans ce domaine. Elle ne peut donc pas se débarrasser de ces jeunes gens en les aiguillant vers quelque rayon de bibliothèque. Elle doit prendre l’initiative. Toute seule. Ou renoncer. Est-ce donc cela, la « zone frontière » de la connaissance humaine qu’elle se sent devoir affronter depuis qu’elle est toute petite ?

    Doucement, un voile se lève.

    Jusque-là, l’effort essentiel des spécialistes de la psyché s’est plutôt focalisé sur la naissance et sur les premiers temps de la vie. Rien sur l’autre extrémité. Comme si l’être humain cessait de présenter le moindre intérêt, sitôt qu’on le savait sur la pente inexorable de sa fin. Comme s’il était, en fait, mort avant même de mourir. La simple supposition que l’on puisse dialoguer avec un mourant provoque une admiration glacée, un frisson d’angoisse pour cet acte héroïque de gratuité (et de vacuité). Un acte beau, se dit-on, mais vain. L’agonisant est supposé soit tout ignorer, soit transpirer d’angoisse à cent lieues à la ronde. Mais cette supposition ne repose sur aucun savoir. Plutôt sur des rumeurs, au sens le plus irrationnel. Des rumeurs contre lesquelles les médecins, psy et autres, ne peuvent rien, par peur – comme tout le monde -, mais aussi par négligence, par paresse d’esprit. Parce qu’elle a du cœur, parce que la vie lui a déjà montré combien la zone interdite de l’agonie pouvait receler de richesse, en un mot parce qu’elle est humaniste et empirique jusqu’au bout, Élisabeth trouve la négligence de ses contemporains impardonnable. Criminelle. Et stupide, car dans le même temps, ils s’escriment à prolonger au maximum la vie des malades, rallongeant ainsi considérablement la durée totale des agonies, ces périodes à cheval sur la vie et la mort, alors même qu’ils en ont fait une zone de mensonge.

    L’idée de servir de guide à des étudiants en théologie lui paraît saugrenue. Mais elle accepte. Elle promet de les prévenir quand une occasion se présentera. Mieux : elle décide de se mettre tout de suite à la recherche d’un mourant dans le vaste Billings Hospital.

    Recherche hallucinante. Une longue marche commence le long de kilomètres de corridors.

    La malheureuse ne se doute de rien. L’air avenant, elle se présente au premier confrère qu’elle rencontre :

    « Auriez-vous dans votre service un malade gravement atteint, s’il vous plaît, qui accepterait de venir parler à ces étudiants en théologie ?

    – Pardon ? Parler de quoi ?

    – Disons… de la façon dont il vit cela, et comment il voit la vie, maintenant qu’il est au bout. » Le confrère éclate de rire et tourne les talons. Quelle bonne blague !

    Élisabeth ne comprend pas. Au cinquième refus, les choses s’éclairent désagréablement. Élisabeth tombe tour à tour sur des mines sidérées : « Une folle ! » ; consternées : « Qu’ils vous parlent de leur mort prochaine ? Mais vous n’avez pas honte ?! » ; franchement révulsées : « Ça vous excite sexuellement, ou quoi ? »

    Une infirmière se retient à grand-peine pour ne pas la gifler lorsqu’elle lui expose son idée d’interviewer un cancéreux de vingt-trois ans : « Parler de ça avec ce pauvre gosse ? Espèce de sadique ! »

    Un chirurgien plus sympa, considérant Élisabeth n’est pas méchante, mais juste un peu à côté de ses babouches, la conjure de renoncer : « C’est de la folie ! Nous ne tenons pas à voir tous nos malades graves sombrer dans le cafard le plus noir ! On a déjà assez de mal comme ça ! » Après trois jours de recherches acharnées, Élisabeth doit se rendre à l’évidence : elle a mis le doigt dans une histoire extrêmement sérieuse. Du haut en bas de la hiérarchie, l’hôpital refuse de la laisser entreprendre quoi que ce soit avec des mourants. La quasi-totalité des chefs de service a eu la même réponse : on ne meurt pas dans leur service.

    « Et les malades graves ?

    – Ils vont bien trop mal pour qu’on vous autorise à venir faire joujou avec ! »

    L’affaire en serait peut-être restée là, si finalement un vendredi soir, vers 21 heures, quand tous les médecins sont déjà partis en week-end, Élisabeth n’était tombée sur un cas rare. L’unique toubib de tout le Billings Hospital qui allait la comprendre. Un homme d’une soixantaine d’années, entièrement dévoué à ses malades – au point de venir leur rendre une dernière visite, vers 21 heures, le vendredi.

    Élisabeth l’aborde, à vrai dire, sans espoir. Ou plutôt : c’est son dernier espoir, mais si mince. Il l’écoute attentivement. Puis, presque sans ouvrir la bouche, la conduit tout au fond de son service, auprès d’un très vieil homme, complètement perdu dans le grand lit de la dernière chambre du corridor.

    Le vieillard ne se nourrit plus. Il a un tuyau blanc qui lui sort du nez. Mais il semble lucide et, dès qu’il a compris l’intention Élisabeth, il lui fait signe de s’asseoir. Il veut lui parler tout de suite ! Mais elle pense alors aux quatre étudiants. Elle se dit que l’occasion ne se présentera peut-être plus avant longtemps. Elle murmure donc dans l’oreille du vieux : « Gardez vos forces, monsieur, je reviens demain ! »

    Puis elle court téléphoner aux étudiants.

    Mais le lendemain, quand ils se présentent, à cinq, dans la chambre du vieillard, le pauvre est si faible qu’il ne peut ouvrir la bouche. Élisabeth sent une sueur froide lui descendre dans le dos. Elle saisit la main de l’homme qui balbutie à grand-peine : « Merci… quand même… »

    L’infirmière fait un signe. Ils doivent repartir, la tête basse, terriblement abattus. Le temps de rejoindre le bureau Élisabeth, le téléphone sonne. C’est l’infirmière : le vieux monsieur vient de mourir, à la seconde. Une boule de plomb se fige dans la gorge Élisabeth Elle se revoit, la veille, refusant d’écouter le vieux, avec une légèreté qui lui donne tout à coup la nausée.

    Une honte épouvantable l’envahit. Les étudiants s’en vont en silence. Élisabeth reste seule dans son petit bureau. Heureusement qu’il y a son analyste, sur qui elle peut se défouler ! En quelques semaines, EKR comprend à quel point cette psychanalyse est devenue indispensable, vu le genre de zone que la vie l’amène à explorer. Vu, aussi, la rapidité que prend le cours des événements : quelques jours à peine s’écoulent qu’une seconde occasion se présente : un autre vieux monsieur se meurt, dans le service du même médecin.

    Cette fois, l’entretien a lieu. Ce qui frappe les quatre étudiants aussitôt accourus, c’est la très grande simplicité avec laquelle Élisabeth aborde le malade. Pas de manières ni de peur dans sa voix ; elle lui parle avec chaleur et attention. Jamais elle n’évoque elle-même la fin proche de l’agonisant. Mais quand il lui dit : « Je sais bien que je n’en ai plus pour longtemps ! » Élisabeth n’esquive pas. Elle demande seulement : « Et cela vous fait quoi de savoir que vous n’en avez plus pour longtemps ? » Le vieux a l’air surpris, il hausse les épaules et marmonne une phrase que les étudiants ne comprennent pas sur le coup. Élisabeth répète la phrase d’une voix douce, autant pour eux que pour le mourant lui-même :

    « Vous dites que vous n’avez pas vu votre fils depuis deux ans. Vous vous êtes disputés, et il est parti. Et maintenant, vous avez peur de ne plus le revoir, est-ce bien cela ? »

    Le vieux acquiesce d’un signe, sans ouvrir la bouche. Élisabeth promet alors de faire le maximum pour retrouver le jeune homme avant qu’il ne soit trop tard. Les apprentis en théologie retiennent leur souffle : ils se souviendront toute leur vie de cette scène, de cet échange, du regard Élisabeth plongé dans celui du mourant. De fait, en quelques jours, EKR parvient à retrouver le fils disparu et à le convaincre de venir voir son père à l’hôpital. Le vieux mourra quelques jours après, apaisé.

    Mais le vrai travail d’EKR demeure encore d’enseigner la psychiatrie. Sans doute le fait-elle à sa façon peu orthodoxe, s’appuyant en particulier sur ses expériences new-yorkaises, mais la thanatologie (ou l’étude de la mort) n’est pas au programme. Élisabeth fait un cours sur la communication avec les psychotiques, sur sa conviction que l’on peut communiquer même avec un individu transformé en statue de bois, en utilisant la voix du coeur. A la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme nommé Deligny entame, dans les Cévennes, une longue conversation avec les enfants autistiques, qui le conduira à des conclusions quelque peu similaires.

    Bref, Elisabeth mène une vie de prof assistante en psychiatrie. Elle obtient des notes excellentes : cinq ans de suite, elle sera élue « meilleure prof de l’année » par les étudiants.

    Sa méthode d’enseignement est directement calquée sur celle de ses anciens maîtres zurichois, déjà utilisée à Denver, avec Linda : elle invite des malades – en l’occurrence, malades mentaux – à venir converser avec elle devant les étudiants.

    A Chicago, le cours prend un aspect plus sophistiqué. La conversation se déroule dans ce que les étudiants appellent I’« aquarium » : une petite pièce, avec un miroir sans tain. Les malades sont prévenus de la présence des étudiants derrière le miroir, mais ils sont moins intimidés que s’ils voyaient cette grappe de visages en train de boire la moindre de leurs paroles. Ainsi se met en place le cadre technique de ce qu’on va bientôt appeler le « séminaire ».

    Au début, les malades qui défilent sont des psychotiques ou des schizophrènes. Mais voilà qu’un jour une nouvelle délégation d’étudiants vient frapper à la porte Élisabeth Un joli mélange : des étudiants en médecine, des infirmières et des étudiants en théologie. De nouveau, la même requête : « Aidez-nous, demandent-ils, à rencontrer des mourants, dites-nous comment communiquer avec eux. » En fait, ce sont les infirmières qui vont formuler la demande la plus massive et la plus pressante. Ce sont elles, en fin de compte, qui ont concrètement à charge les mourants, dans les cliniques et les hôpitaux, bien contraintes de « dialoguer » avec les malades jusqu’à la dernière seconde. Elles, aussi, qui doivent les laver et les torcher. Elles qui peuvent parfois jouer les dures. Mais que tinte la moindre information sur I’« aide aux mourants », et elles se précipitent. L’enseignement qu’elles ont généralement reçu a été tellement avare sur cet aspect de leur mission !

    Certaines infirmières de Chicago ont entendu parler de la conférence Élisabeth à Denver. Plusieurs ont suivi son cours de psychiatrie. Elles lui font une suggestion : pourquoi n’inviterait-elle pas une personne mourante à venir discuter, comme les psychotiques, dans l’« aquarium », derrière la vitre ?

    Élisabeth s’interroge. Il est vrai qu’on ne peut pas se pointer à cinquante dans la chambre d’un malade en « stade terminal ». Mais derrière le miroir ! Les confrères vont hurler, Élisabeth le sent. Mais les étudiants et les infirmières insistent. Ils tiennent absolument à en savoir davantage sur les derniers instants de la vie. Elle accepte.

    Et c’est le choc.

    Les chocs. Chacun le sien : Élisabeth, les infirmières, les étudiants, les médecins, la science, le monde, et nous.

    Premier choc, celui Élisabeth. Nous sommes en 1966. Maintenant, elle est américaine.

    Elle s’en rend compte pendant un bref séjour en Suisse. Un séjour si bref et si bizarre.

    Sans presque oser se l’avouer, Élisabeth a eu l’impression, un soir, que sa mère l’appelait au secours. Elle essaie de se raisonner, mais l’appel se répète plusieurs soirs de suite, et à la fin, elle craque et prend l’avion pour Zurich.

    Sans crier gare, elle déboule donc chez sa mère et la trouve en pleine forme. Elle se dit : « Je suis cinglée, c’est un signe de surmenage. » Mais, en la raccompagnant à l’aéroport, à la dernière seconde, sa mère lui dit : « Élisabeth, je veux que tu me promettes solennellement que, si jamais je devenais gâteuse et impotente, tu m’aiderais à en finir. »

    Élisabeth sent son sang se figer. Elle garde un long silence puis, avec un air de buffle, répond dans un souffle : « Jamais ! Je me couperais en morceaux pour adoucir ta fin, mais la provoquer, jamais ! »

    Mme Kübler regarde intensément sa fille, qui ajoute : « En fait, maman, tout me porte désormais à croire que rien ne nous autorise à abréger la fin de quelqu’un. Rien. Ce serait du vol. »

    Elle sait que les médecins disposent d’un arsenal chaque année plus riche d’analgésiques, pour atténuer la douleur physique. Mais il lui semble clair que ces produits ne doivent en aucun cas assommer le mourant. Toute son intuition se hérisse contre l’agonie inconsciente. Aucune philosophie ne peut, selon elle, justifier le gaspillage d’une phase aussi importante de la vie de l’individu. C’est d’un paradoxal absolu, (et elle serait encore bien en peine d’en dire long sur le sujet), mais la simple pensée qu’il est possible, pour l’individu, de parvenir en phase cinq donne à sa voix une assurance qui impressionne sa mère. Cet état si étrange où vivants et mourants peuvent parfois être unis en une même danse. Parfois pour la seule et unique fois de leur existence. N’importe quel humaniste, se dit-elle, devrait être touché jusqu’au fond des os à l’idée qu’il puisse y avoir, au dernier moment, ne serait-ce qu’une possibilité d’élégance, et de compassion. Compassion : souffrir avec. Et pas seulement pour de rarissimes chevaliers de la morale : le coup du traître qui, à la dernière seconde, rachète une vie de bassesses par un sacrifice sublime. La cinquième phase nage au-dessus du spectacle moral. C’est de l’existentiel pur.

    Ici, l’histoire devient plus que concrète pour EKR, car sa mère va lui faire avaler l’idée étrange de compassion dans un brouet extrêmement amer. Pendant de longues années. Parce que, six mois plus tard, Mme Kübler va se retrouver paralysée de la tête aux pieds.

    D’un bond de plus par-dessus l’océan, Élisabeth comprend en peu de temps que sa mère ne pourra probablement plus jamais dire un mot. Paralysie totale.

    Pour chasser l’angoisse, la jeune femme s’acharne à mettre au point un système de communication. Sa mère peut juste ouvrir et fermer les yeux. Cela permet, au moins, de dire « Non » (un clin d’œil), ou « Oui » (deux clins d’oeil). Élisabeth fabrique alors un tableau portant toute une escouade de mots et d’images : « soif », « pipi », « ça me gratte dans le dos », ou « au cou », ou « au pied droit »… La méthode est simple : l’assistant promène son doigt sur le tableau et observe les yeux du gisant. Au début, c’est fastidieux. Ce genre de communication serait impossible sans le coeur – cela deviendrait effrayant. Mais va un mois, va deux mois, va une demi-année, quatre ans, c’est long. La mère d’Elisabeth mettra quatre ans à mourir, sans jamais sortir une seconde de sa paralysie. Les convictions d’EKR sont mises à rude épreuve. Et s’il valait mieux, finalement, l’endormir en douceur ? Bonne nuit, ma mère. Endors-toi, oublie-nous. Comme une enfant, après tout. Ne régresse-t-on pas à toute allure vers la fin ?

    Mais Elisabeth tient bon. D’après ce qu’elle commence à comprendre, l’indubitable « retour à l’enfant » du mourant, loin de signifier retour à quelque sous-strate larvaire de conscience, éveille au contraire une hyper-attention, des émotions totalement revigorées. Même sous les dehors du gâtisme.

    Le second choc est pour les étudiants de son séminaire, qui vont recevoir, en travaux pratiques, la démonstration hebdomadaire de ces états oubliés de la conscience. Elisabeth a accepté leur proposition : elle s’entretiendra avec un mourant dans I’« aquarium » chaque fois qu’elle le pourra.

    Elle repart donc à la recherche d’un mourant. En une semaine, elle trouve quelqu’un, toujours dans le même service de cardiologie. Cette fois, c’est une grosse dame de cinquante ans, mère de neuf enfants. Les plus jeunes sont encore en bas âge. Milieu ouvrier, la misère, la souffrance, le désespoir.

    Apparemment, la dame en serait plutôt à la phase un : le refus. Elle a les nerfs costauds et tient tête en aurochs : c’est impossible, elle ne va pas mourir ! Ses naseaux contre les naseaux de la mort, elle tient. Attitude initiatrice d’énergie subtile, le refus est un bouclier instantané qui se referme autour de l’esprit à l’annonce du verdict. « Non, je ne vais pas mourir. » La grosse dame traverse une phase indispensable. Seul problème, l’atmosphère des grandes cités modernes tend à bloquer la métamorphose à son premier stade : refusons tous la mort collectivement ! Ne la regardons pas, dansons, chantons, oublions, vivons à reculons, les yeux rivés au rétroviseur : Genèse, big-bang, évolution, histoire, naissance, croissance…

    Tôt ou tard pourtant, la situation vous accule à regarder dans l’autre sens. Alors vient la phase deux, la colère. Et en fait, dès Élisabeth a un peu parlé avec la grosse dame, celle-ci s’avère en être plutôt là. Dans la catégorie des grands malades épouvantables, exténuants pour les infirmières : elle se plaint tout le temps. Elle en veut à tout le monde. Comme on la sait fichue, on n’ose pas la contrarier, et les choses ne font qu’empirer. Sitôt Élisabeth lui propose de « venir exposer ses plaintes » à un groupe d’infirmières et d’étudiants, la dame se calme, surprise : venir parler à des étudiants ? Pour quoi faire ? « Pour que vous nous expliquiez », dit Élisabeth Bientôt, elle dira : « Pour que vous nous enseigniez », offrant une chaire de professeur à des grabataires se croyant infâmes.

    Dans la screening room (la chambre à miroir sans tain) – pas encore la screaming room (la chambre à pleurs) -, la mère de neuf enfants cesse de pester. Elle dit qu’elle va mourir, qu’elle le sait, qu’elle ne supporte pas les petits ballets hypocrites autour de son lit. Bizarrement, elle préférerait que l’on soit plus dur avec elle. Plus net. Au stade où elle en est, totalement au bout de l’impasse, elle a envie que quelque chose se détende tout au fond d’elle-même. Nous passons nos vies à essayer de nous détendre. Et nos agonies aussi.

    Derrière le miroir, les infirmières observent l’une de leurs malades les plus difficiles en train de se métamorphoser sous leurs yeux. Elles n’en reviennent pas. Pourtant, elles en ont, des histoires de mort à raconter ! Des histoires d’hôpital. Mais Élisabeth leur apporte une méthode : comment négocier avec la mort dans une société qui a perdu tout contact, autre que médiatique, avec elle. Au contraire de celui des infirmières, le choc des étudiants en médecine du Billings Hospital leur fait mal. D’une part, ils ont leurs maîtres, qui les mettent bien en garde de ne se laisser à aucun prix embarquer dans des histoires « purement émotives », classant implicitement les émotions dans les catégories psychologiques sans libre arbitre. D’autre part, ils assistent aux démonstrations Élisabeth. Or là, dans l’ « aquarium », ce sont d’abord les émotions qui comptent…

    Certains ont fui dès que, de l’autre côté du miroir, la grosse dame a dit : « Je vais mourir. » D’autres se sont mis à pleurer. D’autres encore, touchés à vif, ont senti la colère les gagner.

    La grosse dame pleure aussi. Quand elle repart, elle semble presque flotter entre la quatrième et la cinquième phase, entre la ratatinade et l’apaisement… Les étudiants en colère ne supportent pas ce calme qu’ils trouvent « monstrueux ».

    Il y a aussi le choc des autres médecins. Mettez-vous à leur place. Cette jeune psychiatre suisse un peu survoltée a publiquement interviewé une patiente de l’hôpital sur sa mort prochaine. Tout de suite, cela sent le scandale. Pour certains, ça pue même à plein nez.

    Seul un vautour peut à ce point s’intéresser aux moribonds ! De toute façon, cette histoire est dangereuse : on joue avec des choses trop fortes, trop compliquées. Et puis qui est cette excitée ? Les patrons tentent de bloquer l’entreprise. Mais c’est trop tard, rien n’y fera. Qu’ils le veuillent ou non, pendant trois ans, le Billings Hospital fournira au séminaire d’EKR un mourant par semaine.

    La nouvelle va en effet très vite se répandre, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’hôpital. La demande en retour sera si forte Élisabeth elle-même ne pourra rien faire pour échapper à son sort. Deux ans plus tard, en 1968, sa conversation avec les mourants derrière le miroir sans tain sera officieusement intégrée au programme de l’université de Chicago. La rumeur va se propager. Tout un champ de recherche et de connaissance s’ouvre. Pour des étudiants curieux, c’est terriblement excitant. Liaison passionnelle. Élisabeth devient une figure du campus. On est en 1968. Il faut parler d’un autre choc encore. Une vague lourde. La guerre du Viêt-nam.

    On en parle de plus en plus à l’université. Elle occupe une énorme place dans la tête des étudiants. Cette guerre va provoquer un profond changement des mentalités. Jusque-là, Élisabeth a eu l’impression que la tête des Américains grossissait sans cesse. Les champions du monde du positivisme technologique triomphant, « à 100 % jeunes et joyeux », semblaient devenus fous, et cela faisait peur. En fait, le premier choc fut l’assassinat de Kennedy. Mais les Américains refusèrent d’admettre ce que cette mort signifiait. Il leur fallut attendre cinq ans au moins, et un second choc, en écho au premier. Le Viêt-nam, leur défaite là-bas. Plus tard, un participant sur deux au second séminaire Kübler-Ross sera un Vietnam vet’, un ancien des marines.

    Choc national. En dix ans, par les armes et par la propagande, Hanoi fait plier Washington. Les éternels « jeunes hommes » se retrouvent dans les pattes d’une araignée géante.

    Un monstre qu’ils ont laissé se constituer, leur vie durant, dans les cavernes de leur inconscient, nourri de toutes les peurs refusées. Peur de vieillir, peur de mourir, peurs abandonnées aux orties de l’oubli. Du coup, la mort ne peut devenir qu’un ennemi cosmique. « Putain de mort. » L’ennemi absolu. Celui dont on ne parle même pas. On met de plus en plus d’espoir dans les transplantations d’organes. L’informatique elle-même s’y met et l’on tente de trouver comment décomposer la psyché d’un individu en données enregistrables par un ordinateur, de façon à pouvoir la « réinjecter », plus tard, dans un androïde immortel. On congèle les cadavres des riches…

    Le dérisoire cosmique. Et là-dessus, boum ! Le Viêt-nam. Premiers frémissements. Rassemblements sur les campus. Orateurs enflammés. Marches pacifistes. Jonction avec le mouvement noir des droits civiques. Et brusquement la répression brutale, à Chicago, préfigurant bien des bastonnades, jusqu’à la fusillade du campus de l’université du Kentucky, où une demi- douzaine d’étudiants seront retrouvés raides morts. Suivra un deuil général de la plupart des universités américaines. Élisabeth participera à des manifestations monstres. Ils seront des centaines de milliers, un soir, à Chicago, de tous les milieux, de tous les âges, de toutes les races. On se succédera à la tribune. Bien après minuit, une femme noire toute simple, une femme de ménage, prendra la parole, et ce qu’elle dira résonnera longtemps dans la tête Élisabeth : elle appellera à la responsabilité de chacun dans la lutte contre la négativité et la violence. Elle dira : « Nous avons trop parlé, rentrons chez nous. Allumons des bougies aux fenêtres. » Et des quartiers entiers de Chicago s’illumineront.

    Avant-goût d’une vaste cinquième phase collective. Avant-goût seulement. En 1968, le gros des campus entre, en réalité, en phase deux : la révolte. Les parents ont été pris de mégalomanie, ils ont nié leurs limites : première phase. Leurs enfants entrent en colère, ils veulent tout casser : deuxième phase. Le Viêt-nam se chargera du choc principal.

    1968, choc mondial illisible, diffracté en mille fièvres. Revenons à EKR. Sur quel déclic joue-t-elle ? Prenons un exemple simple, parmi les milliers de dialogues qu’elle sera conduite à mener avec les mourants.

    C’est un malade d’une cinquantaine d’années. Il est en train de mourir d’une tumeur dans son lit. Plus que la peau et les os. Il est jaunâtre. Tous ses cheveux sont tombés. Ça fait des semaines qu’il est dans cet état, et les infirmières n’en peuvent plus, car lui aussi est un malade insupportable. Il se plaint continuellement et emmerde la terre entière pour un rien. Culpabilisées, elles s’écrasent, parce qu’elles le sentent si mal. Mais quelle plaie ! Elles se demandent à quoi il peut encore s’accrocher. Pourquoi ne meurt-il pas, à la fin ? Il y a des gens comme ça, incompréhensiblement tenaces. EKR débarque : « Bonjour, je suis le docteur Ross, je fais une petite enquête auprès des malades, je peux m’asseoir un instant ? »

    Le mourant a l’air fâché, mais il accepte. L’entretien démarre de manière classique. EKR lui demande son âge, de quelle maladie il souffre, s’il a de la famille… En trois échanges, le moribond se met à parler :

    « J’ai été hospitalisé en avril dernier pour la première fois. Et alors on m’a dit que j’avais le cancer…

    – Ça vous a fait quoi ?

    – Ben, ce choc !

    – Vous ne vous y attendiez pas ?

    – Je venais juste pour mon ventre. Parce que cette alternance de constipation et de diarrhées, je trouvais ça bizarre… Mais le cancer, jamais j’y aurais pensé. » Le médecin du bonhomme a été incroyablement net : « Vous êtes fichu. Mon père a eu exactement la même chose que vous et il en est mort. »

    Comme ça, en pleine figure ! Le malade a durement encaissé. C’est rare, ce genre de médecin. D’habitude, on leur reprocherait plutôt de ne rien oser dire. Du fond de son lit, le cancéreux raconte sa vie à Élisabeth. D’abord par bribes, puis par saccades. Il est à bout, mais il commence à s’animer. Ingénieur chimiste, il est marié à une professeur d’anglais.

    Une très bonne prof, acclamée par ses élèves à chaque rentrée. Ils ont deux fils, de vingt et vingt-deux ans. Ils avaient une fille. Elle est morte, de chaleur, en Iran. Elle a laissé deux gamines à son mari, qui travaille sur les chantiers pétroliers.

    Le cancéreux raconte d’une voix enrouée. EKR écoute. Elle cherche dans le récit de l’homme quel mot de passe lui manque, pour mourir enfin. Tout son corps ne demande que ça, c’est tellement clair. Et pourtant il est là, à s’accrocher, et EKR sait bien ce que cela signifie : il y a de l’unfinished business dans l’air, comme elle dit, du travail inachevé. Que manque-t-il à cet homme ? Est-ce de n’avoir pas « célébré le deuil » de sa fille, morte et enterrée à l’étranger ? Cela se pourrait. Tant de gens n’ont pas célébré le deuil de quelqu’un ou de quelque chose. Mais non, finalement, EKR ne le pense pas. Qu’est-ce qui empêche cet homme de mourir ? Qu’est-ce qui le crispe si douloureusement sur son flux vital ? Cela ne semble pas être non plus un pur désir animal de vivre. Alors quoi ? Il commence à parler de sa femme.

    Les conflits psychologiques qui ont agité notre esprit toute notre vie durant, loin de s’atténuer, sont fouettés à vif quand la mort s’annonce. Malgré toutes les apparences. Le bonhomme peut sembler déjà complètement gâteux ou absent, ses nœuds psychologiques sont là ! EKR découvre bientôt que cet homme nourrit un furieux complexe d’infériorité vis-à-vis de sa femme. Une super-woman autoritaire qui, d’après le récit qu’il en fait, semble avoir une énergie à tout casser. Plus la vie a passé, plus il s’est senti faible et médiocre à côté d’elle. Et elle lui a reproché d’être un mou, de ne rien gagner, d’être un loser. Le pis, c’est que leurs deux fils sont comme lui. Des nuls. Il yen a un qui n’a même pas réussi à se faire engager dans l’armée ! La honte. « Et maintenant, dit l’homme, je vais crever, à cinquante-deux ans. Définitivement nul. »

    La conversation avec EKR n’a duré que vingt minutes. Mais jamais il n’avait parlé comme ça à quelqu’un. A un moment, il dit : « Je suis sûr que, pour ma femme, fondamentalement, ma mort sera la preuve finale de ma médiocrité. »

    C’est lui qui a parlé de sa mort le premier. Alors EKR lui lance : « Mais ça vous. fait quoi, de mourir ? » Personne, jusque-là, n’avait osé lui renvoyer la balle ainsi. Il réfléchit, et répond que, en fait, il s’en fout. Il est croyant. Toute sa vie, il a été animateur de catéchisme dans sa paroisse.

    Mais apparemment, cela ne suffit pas à lui donner la sérénité.

    Le lendemain, Élisabeth s’arrange pour rencontrer l’épouse, la prof d’anglais autoritaire. Une maîtresse femme, en effet. Une belle blonde costaud, qui reçoit le médecin dans son bureau, en annonçant d’emblée qu’elle n’aura malheureusement pas plus d’une demi-heure à consacrer aux « problèmes psychologiques » de son mari. Avec une moue sceptique, elle ajoute : « Mon pauvre David n’en a plus qu’un seul, de problème psychologique ! Et nous n’y pouvons malheureusement rien.

    – Pas d’accord, réplique Élisabeth, vous y pouvez beaucoup. »

    La prof a un sourire agacé :

    « Écoutez, dit-elle, ne plaisantons pas. Mon mari n’en a plus que pour quelques jours, ou quelques heures, et je ne peux rien pour lui.

    – Pardonnez-moi, dit alors EKR, mais vous vous trompez. Votre mari, qui sent bien, au fond, qu’il a toujours été un perdant, un raté, et que vous…

    – Hein ? »

    Un hurlement. La femme réagit au quart de tour :

    « Un raté ? Non mais, dites donc, qu’est-ce que vous venez me chanter là ? Je le connais un peu mieux que vous, mon mari ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous êtes psychiatre et vous venez déblatérer sur les gens en train de mourir ? Ah, bravo ! »

    EKR fait semblant de protester :

    « Quand je dis raté, je voulais dire…

    – Raté rien du tout ! Hurle l’autre. Ah ça, par exemple ! Mon mari a été toute sa vie un géant d’honnêteté, madame ! L ’homme le plus propre que je connaisse ! Toute sa vie, il s’est esquinté dans son église de fous, à sacrifier tous ses week-ends, à aider les… Et vous, vous viendriez me raconter que… »

    EKR la coupe net :

    « Stop. Avez-vous dit à votre mari ce que vous venez de me dire, là, à l’instant ?

    – Hein ?

    – Ce que vous venez de me dire, là, à l’instant ?

    – Mais, madame… Mon mari sait bien que…

    – Eh bien, courez, madame ! Vite ! Il est déjà sur la passerelle. La sirène siffle. Et vous allez le laisser partir comme ça, sans rien lui dire avant son départ ? Il attend. Ça fait mal, vous savez. »

    Le matin suivant, la maîtresse femme se rend à l’hôpital. D’abord en présence d’EKR, qui dit au mourant : « Je crois que votre femme a quelque chose à vous dire. »

    La prof est dans ses petits souliers. Elle bafouille : « C’est-à-dire que je disais au docteur Ross, que tu… que tu avais toujours été… »

    Elle se met à pleurer. EKR s’éclipse, laissant l’homme et la femme dans les bras l’un de l’autre.

    Le soir, pour la première fois depuis des semaines, l’homme a le visage détendu et ne grogne pas. Il a atteint la cinquième phase.

    Le lendemain, il est mort.

    Il y aurait beaucoup d’exemples à raconter, de témoignages à citer. La troisième phase de l’agonie donne les scénarios les plus longs. C’est le marchandage : « Docteur, promettez-moi que je tiendrai jusqu’à Noël », ou : « Jusqu’au retour de mon fils d’Indochine. » Cela vaut bien les grands marchandages mythiques : « O Dieu, arrête le soleil dans sa course, et ma victoire sera la tienne ! » Un jour, la malade avec qui Élisabeth s’entretient (devant le miroir sans tain) déclare qu’elle est sûre de pouvoir tenir jusqu’au mariage de son fils, prévu pour dans un an. Les médecins ne s’avancent pas. Élisabeth non plus. Elle est opposée à tout pronostic, surtout en termes d’échéances datées. Elle ne dit jamais, même en aparté : Untel en a encore pour une semaine, ou pour un mois, ou pour un an. Jamais. On ne sait jamais quand les gens vont mourir. Elle a vite compris qu’on se trompait une fois sur deux. L’espoir doit toujours rester à bord.

    En phase trois, on assiste donc à une étrange cohabitation entre l’espoir de survivre et la certitude de mourir. Les moribonds conservent une énorme énergie vitale. Ils marchandent.

    La darne gravement malade affirme avec aplomb qu’elle tiendra jusqu’au mariage de son fils.

    Ça fiche la chair de poule à plus d’un étudiant, parce qu’elle a l’air salement mal en point. Ils se disent qu’elle ne tiendra jamais aussi longtemps. Et pourtant, si : elle tient. Et, le jour venu, malgré sa maigreur extrême, elle trouve l’énergie de se lever et va aux noces de son fils.

    En dentelles, le visage croulant sous le maquillage, mais heureuse.

    Une semaine après, de nouveau hospitalisée, elle déboule au séminaire d’EKR et annonce, très gravement : « Docteur, j’ai un autre fils. Et celui-là aussi, je veux le marier. » Cette fois, elle n’ira pas jusqu’au bout, mais elle ne perdra jamais son incroyable ténacité.

    La quatrième phase est sans histoire. L’individu sombre. Le problème, c’est que, souvent, l’entourage, resté lui-même bloqué en phase un (le refus pur et simple), empêche le mourant de traverser convenablement sa quatrième phase. Ils sont là, collés à lui, tentant désespérément de le ranimer. Il lui faut pourtant bien se faire à l’idée de ce qui l’attend !

    Se préparer à renoncer psychologiquement à tout. Cela ne va pas de soi ! Il faut le laisser traverser son propre deuil. C’est là que l’acharnement thérapeutique peut devenir sadique – puisqu’on interdit au mourant d’évoluer, de dépasser la dépression. Souvent, il ne voudrait plus voir personne. Ou une seule personne – ce peut être une cousine, un ami, ou simplement une infirmière… Bien sûr, tout cela est schématique. Dans la réalité, il n’y a jamais de coupures aussi nettes. Les différentes phases se chevauchent. Certaines se répètent deux ou trois fois. Il y a des bégaiements de refus, des remontées de colère, d’ultimes supplications. Mais l’ordre général de succession des phases semble immuable. Et quand rien ne vient bloquer la traversée des quatre premières, le mourant semble automatiquement déboucher dans la cinquième. Cela peut prendre quelques années, ou quelques heures. Enfin arrive la cinquième phase. L’ouverture.

    Le corps médical oppose une résistance têtue aux coups de boutoir d’EKR. Pour certains confrères, elle est définitivement le « vautour ». Ceux-là sont atteints de la même crainte que notre Ronald Siegel du début. Ils voient l’irrationnel sortir de la cave et déferler sur le monde, obscur, effrayant. « Laissons la mort tranquille ! » Ils sont les plus nombreux, de loin. Mais leur ligne de défense devient difficile à tenir. Que dit Élisabeth, par exemple, du système hospitalier ? Qu’il fut créé jadis, aussi, pour aider les gens à mourir. Puisqu’on l’a progressivement transformé, au fil des découvertes médicales, en « atelier de réparation » pour humains de toutes sortes. A la longue, mourir y est devenu un acte extrême, aux confins du mauvais goût, un domaine où, en tout cas, la compétence des maîtres de céans a cessé de s’exercer. EKR voit là une fâcheuse régression. Le « bon client » de l’hôpital est désormais celui qui, même atteint d’un haut mal, guérit. L’hôpital moderne accepte les expériences partielles. Mais mourir est une expérience totale. Et cela, la médecine moderne ne sait qu’en faire. Résultat : on maquille le total en partiel, la mort en maladie, et cela fausse tout.

    Les soignants se sentent si facilement coupables de n’avoir pas été assez rapides, assez intelligents, assez informés… Peut-être y avait-il une autre méthode ? Oh, sûrement ! Il existe toujours un nouveau produit, suisse, japonais ou américain, qu’il aurait fallu connaître. Ça aurait certainement sauvé le malade de la mort !

    Entre EKR et ses confrères, le malentendu est complet. Mais son séminaire émerveille tant de gens qu’il devient difficile de la contrer sans argument. Or il n ’y a pas d’argument qui tienne contre cette praticienne qui, elle, n’argumente pas. Par sa pratique pure, EKR devient célèbre dans tout le milieu hospitalier, depuis les centres « durs » de cancérologie jusqu’à l’archipel des hospices de vieillards, en passant par les écoles d’infirmières. Partout, la nouvelle circule : il y a une femme peu ordinaire, une psychiatre, qui parle de la mort avec les mourants et qui prétend qu’il ne faut priver personne de la sienne, que la souffrance demeure une épreuve à adoucir, mais que la mort peut se métamorphoser en initiation et les mourants, en professeurs de vie. En dehors du Billings Hospital, Élisabeth enseigne bientôt dans plusieurs autres établissements. Chez des aveugles, notamment, qui lui en apprennent, une seconde fois, énormément. Les aveugles vivent davantage dans leurs émotions que les voyants. Ils sont plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Essayez donc de rester un mois, ou même une semaine, ou même un jour, les yeux fermés, assis sur une chaise ! Élisabeth ouvre aussi un cours de psychiatrie à l’école de théologie. Dans certaines universités on se met à l’imiter.

    Mais ça ne fait que commencer.

    La notoriété auprès du grand public va brusquement exploser, à la fin de l’automne de 1969.

    En trois temps.

    Un : Élisabeth écrit son tout premier article, dans la revue médicale de l’université de Chicago.

    Deux : l’éditeur new-yorkais MacMillan lit cet article par hasard et, aussitôt, assiège EKR au téléphone : il veut un livre. Elle lui dit qu’elle voit mal à quel moment elle pourrait l’écrire. Sa vie devient frénétique. D’un peu partout des malades commencent à l’appeler. Tant qu’elle peut, matériellement, se rendre à leur chevet et leur parler, elle y va. Gratuitement. Elle ne fera jamais payer un centime pour une consultation – elle en donnera des milliers. Pourquoi gratuite ? L’imagine-t-on disant : « Bonjour, monsieur, j’ai aidé votre femme à mourir, ça fait 100 dollars » ? En revanche, plus tard, elle fera payer les séminaires. Quand l’université l’aura jetée à la porte. Deux et demi : l’éditeur MacMillan insiste énormément. Deux trois quarts : elle finit par accepter. Le livre s’appellera On Death and Dying. Elle l’écrit en trois mois, en y travaillant tous les jours de minuit à 3 heures du matin. Mais sans effort.

    Trois : les « bonnes feuilles » circulent. Cela intéresse Life. Une équipe du magazine vient discuter avec Élisabeth et réussit à lui faire admettre que le grand public est en droit d’être informé. Un journaliste et un photographe sont donc invités à assister au premier séminaire de novembre. Élisabeth prévoit de discuter ce jour-là avec un très beau grand-père, depuis longtemps en paix avec lui-même, drôle, débordant de sagesse. Hélas ! le papy meurt la veille du jour J. Élisabeth se demande qui elle va interviewer. Il y a désormais trois médecins sympathisants qui l’aident à trouver des gens malades – tacitement, de façon presque clandestine. EKR fait le tour de leurs services et tombe sur Éva. Une adorable brune de vingt-deux ans, atteinte de la leucémie. Étrange coïncidence. Cinq ans après Linda, Éva.

    L’équipe de Life est fascinée. Élisabeth travaille vraiment sans filet. Pendant la brève conversation qu’elle a eue avant le séminaire avec la jeune fille, celle-ci était sereine.

    Elle acceptait même son sort avec humour. L’idée de passer dans Life l’excitait énormément. Mais une fois dans l’ « aquarium »… elle a tout d’un coup tenu un autre discours. Elle a refusé de parler de la mort ! Elle a dit : « Parlons plutôt de la vie. Je crois que je vais guérir. » Et elle est partie au galop dans des rêves fous de guérison miracle.

    Où en est-elle ? En phase un, trois, cinq ? Peu importe. Derrière le miroir, les étudiants sont touchés en plein cœur. Le journaliste London Wainwright pleure à chaudes larmes et le photographe Leonard MacCombe réussit de très beaux clichés à travers le miroir.

    L’article de Life paraît le 21 novembre 1969. En une nuit, Élisabeth Kübler-Ross et la jeune Éva deviennent des stars.

    Mais les patrons du Billings Hospital mangent leurs cravates, blêmes de rage. Le service des relations publiques menace de démissionner en bloc. C’est insensé : ils s’esquintent à longueur d’année à donner de l’établissement une image rayonnante de santé et de vie, et voilà que cette bonne femme du diable les rend célèbres dans le monde entier pour une de leurs mourantes ! Et en plus, celle-ci est une gosse ! Quelle pub ! « Venez laisser mourir vos enfants au Billings Hospital ! » Chapeau ! D’amères plaisanteries fusent dans tous les bureaux. Quelques chefs de service se font taper sur les doigts. Des infirmières sont blâmées.

    Des étudiants sévèrement rappelés à l’ordre. Et l’on fait passer une circulaire interdisant à Élisabeth l’accès à la plupart des services.

    Au séminaire de la semaine suivante, il n’y a plus qu’une poignée d’étudiants. Et encore : ils sont venus pour faire leurs adieux. EKR est outrée, renversée, révulsée. Quoi ? On leur a donné l’ordre d’abandonner le séminaire s’ils veulent être diplômés un jour, et ils obéissent ?

    Et même les étudiants en théologie ! Elle les traite de tous les noms. Car enfin, prétendent-ils qu’elle ait jamais fait fausse route ? La critiquent-ils sur le fond ? Mais il faut croire qu’ils n’ont pas de tripes, à cet instant-là, car leur diplôme, leur carrière, le respect de la hiérarchie, la peur du scandale, le manque d’expérience, que voulez-vous, tout cela se met à peser soudain d’un poids effrayant.

    On attaque Élisabeth Ross avec hypocrisie : officiellement, son séminaire fait toujours partie du programme de l’université de Chicago. Mais le boycott est total. On se met à la fuir.

    Sans doute abandonnerait-elle carrément la partie, sans Éva Sans la joie Éva feuilletant le numéro de Life, avec de petits cris : « Oh, ce que je suis moche sur celle-là ! » Et sans le raz de marée de lettres qui bientôt déferle, en réponse à l’article. Des milliers de lettres de partout. Des infirmières, des médecins, des prêtres, et surtout des malades, une foule de malades, ou d’ex-malades, un flot de lettres enthousiastes, confirmant EKR dans ses intuitions, lui posant mille questions. Après quelques semaines de flottement, elle retrouve son tonus et reprend son séminaire ; mais de façon ambulante. Bientôt, elle quitte l’université.

    Éva meurt le 1 er janvier 1970. Alors, quelque chose change au fond Élisabeth. Maintenant, elle se sent tout à fait adulte. Les grands patrons sceptiques et négatifs ne lui font plus peur. Au diable sa prudence de serpent pour ne pas trop les choquer. Pour ne pas se choquer elle-même ! Car il y a des tas de choses étranges qu’elle a gardées sous silence. Des choses vues, ou entendues, des choses senties en présence des mourants. Des choses minuscules. Ou gigantesques. Jusque-là, elle n’y a pratiquement pas prêté l’oreille. Par prudence.

    Par scientifique trouille de l’inconnu. Par manque de maturité aussi. Les enfants n’aiment pas les plats trop étrangers.

    Avec la disparition de cette race de gens qui vous accompagnaient jusqu’au bord de la mort, avaient également disparu les visions (les mots de passe, disaient les anciens) qui se transmettaient, depuis le bord du gouffre, de génération en génération. Ces mots de passe s’étaient tout simplement perdus. On en conservait de vieilles traductions « religieuses » théoriques, mais cela ne servait plus à rien. Car la transmission doit s’effectuer sur le terrain. Or la religion avait dû abandonner le terrain à la médecine, à la science.

    « En termes purement énergétiques, se disait parfois Élisabeth, il y a un bourrelet très beau, juste avant la fin. » Et ce bourrelet dans le flux vital, cette fameuse cinquième phase était incompréhensible. A moins de supposer l’existence d’un énorme flux en aval. Un véritable Niagara ! Mais alors… la vie elle-même changeait de sens. Or Élisabeth savait qu’à propos de flux étranges la science contemporaine est porteuse de grandes révolutions, qui réduisent toutes les apparences physiques en une étrange farine d’indétermination… On pouvait se demander si c’était une bonne nouvelle, ou s’il n’aurait pas mieux valu vite refermer la boîte. Mais impossible. Puisque les religieux eux- mêmes ne jouaient plus leur rôle.

    Les aumôniers des hôpitaux ? Les pauvres. Élisabeth avait beaucoup travaillé avec un aumônier noir. Le seul, parmi les cinq ou six en service à l’hôpital, avec qui elle se soit trouvée des atomes crochus. C’était un excellent psychologue. Quand ils s’entretenaient ensemble avec un mourant, c’était presque toujours la même confusion : à la façon dont les questions étaient posées, le mourant prenait l’aumônier pour un psy et Élisabeth pour un pasteur. Voilà ce que les religieux pouvaient encore faire : du psychosocial. Mais accompagnateurs jusqu’au bord du lac noir ? Non. Il n’y avait plus d’accompagnateur. Les berges du lac étaient naturellement redevenues sauvages. Il fallait la témérité et le cœur d’une femme comme Élisabeth pour qu’un nouveau chemin soit frayé jusqu’au bord et que soit réintroduit un très ancien rite de passage. Oui, il fallait une femme, c’était cela ou rien. La suite du chemin confirmera cette intuition. Celui qui atteint cette berge rapporte parfois de bien étranges témoignages. Ainsi cette Mme Schwarz, Élisabeth avait invitée un jour à son séminaire. Une femme d’une quarantaine d’années, qu’un cancer épouvantable rongeait à feu lent. Treize fois déjà, elle avait été hospitalisée. A la quatorzième, là, en présence d’une cinquantaine d’étudiants (derrière le miroir), elle avait raconté son histoire.

    C’était une femme de ménage de l’Indiana. Son mari souffrait de schizophrénie aiguë.

    Dans ses moments de crise, il essayait toujours de tuer le plus jeune de leurs quatre enfants, le seul qui vécût encore à la maison. A chaque fois, le gamin serait mort sans l’intervention de sa mère. Quand elle dut être hospitalisée, Mme Schwarz se paya une terrible angoisse : et si son mari avait une crise pendant ce temps-là ? Elle n’en dormit plus. Elle avait beau savoir qu’une de ses sœurs veillait sur son fils, l’image du père en train de massacrer l’enfant la hantait.

    Puis les hospitalisations se multiplièrent – à Chicago, où l’on disposait de plus gros moyens pour traiter le cancer. Mais un jour, alors qu’elle était de retour chez elle, dans l’Indiana, elle fut prise d’un malaise si brutal qu’il fallut l’hospitaliser sur place, à Lafayette. C’est là qu’elle eut son expérience.

    Elle en avait tellement marre de lutter, encore et encore, pour rester en vie, avec toujours l’image de ce fils menacé ! Tout à coup, n’en pouvant plus, elle s’entendit penser : « Tant pis, j’abandonne ! »

    Alors, tout doucement, elle sentit la paix l’envahir. Elle ouvrit les yeux, vit encore une infirmière entrer dans sa chambre et mourut dans un dernier hoquet. C’est, du moins, ce que constata l’infirmière qui bondit, prit le pouls de la dame et aussitôt appela l’équipe de réanimation. Mais Mme Schwarz elle-même ne vit pas la scène de la même façon.

    A mesure que la sensation d’apaisement s’était renforcée, elle avait senti comme une attraction vers le haut. En peu de temps, elle se retrouva « flottant quelque part au-dessus du lit », dans une sérénité totale. Curieusement, la vision de son propre corps, pâle et rabougri, gisant au-dessous d’elle, s’accompagna d’un sentiment… d’humour, très particulier.

    Un mélange d’extrême proximité et d’immense recul, semblait-elle dire.

    « Vous vous pensiez vraiment morte ? » avait demandé Élisabeth.

    Mme Schwarz répondit que oui. Elle raconta qu’elle avait distinctement vu, d’une hauteur de trois mètres environ, l’équipe de réanimation se saisir d’elle, lui enfoncer des aiguilles dans les veines. Elle voyait le moindre détail, la couleur des yeux des médecins, les poils dans leurs oreilles. Mieux, elle avait l’impression de pouvoir lire dans leurs pensées. Il y avait une infirmière, par exemple, qui fredonnait sans cesse une petite musique dans sa tête.

    Mme Schwarz, pour la première fois peut-être de sa vie, se sentit vraiment bien. Elle tenta de le dire à ceux qui essayaient de la « sauver ». Pour les convaincre de se calmer, elle s’approcha d’eux, chercha à les toucher et s’aperçut – alors seulement – qu’elle les voyait, mais qu’eux ne la percevaient même pas. Plusieurs fois, elle revint à la charge. En vain. Alors elle abandonna une seconde fois. Ses mots exacts : « Alors, j’ai préféré perdre conscience. »

    Et elle se réveilla dans son lit, et dans son corps. Son arrêt cardiaque avait duré trois quarts d’heure ! L’équipe de réanimation l’avait vraiment crue morte. A la fin, ils lui avaient même fait un électroencéphalogramme : il était plat. Cliniquement morte.

    C’était la première fois Élisabeth entendait une histoire pareille.

    Ensuite, comme à l’accoutumée, on raccompagna la patiente dans sa chambre, et la discussion commença. Les étudiants protestèrent : qui était cette folle ? Pourquoi Élisabeth l’avait-elle laissée parler ? Pourquoi n’avait-elle pas arrêté son délire ? Pourquoi n’avait-elle pas dit à la dame : « Stop, madame, cela s’appelle une hallucination ? » Oui, pourquoi ? Ils insistaient. Élisabeth ne les avait jamais vus aussi énervés. Ils tenaient absolument à ce qu’elle mette un nom sur l’histoire qu’ils venaient d’entendre. « Vous êtes bien d’accord, docteur Ross, n’est-ce pas, c’était une hallucination ? » Plus les étudiants s’excitaient, plus Élisabeth s’interrogeait. Elle n’avait jamais entendu une telle histoire. Sans doute y avait-il une explication à tout ça, mais donner un nom ?

    « J’ignore absolument, dit-elle aux étudiants, de quel phénomène il peut s’agir, mais pourquoi auriez-vous voulu que j’arrête cette malheureuse dans son récit ? En tout état de cause, un esprit scientifique ne se précipite pas pour faire taire un discours qu’il ne comprend pas. » Un brouhaha s’installa. Certains étudiants étaient d’accord avec Élisabeth D’autres râlaient. Elle ajouta : « Je ne dis pas qu’il faille abandonner nos outils critiques. Si l’histoire de Mme Schwarz correspondait à quoi que ce soit de réel, alors il devrait y avoir d’autres cas, et nous pourrions donc les étudier. » Ça l’amuse, quand elle repense à cela aujourd’hui. Bien sûr, il y avait déjà dans son jeu, à l’époque de Mme Schwarz, quelque chose que les étudiants ne pouvaient vraiment saisir. J’ai visionné, bien plus tard, en 1984, à Boston, plusieurs longues vidéos sur EKR en train de dialoguer avec des mourants. Je n’oublierai jamais l’échange de regard entre elle et la terrible dame goitreuse – une gigantesque tumeur qui faisait à cette dame un cou d’hippopotame monstrueux. Sur le lit, à côté d’elle, un bambin jouait tranquillement. Élisabeth parlait à la malade, les yeux dans les yeux, avec un air de tendresse presque moqueur. Elle parlait du bébé justement, le petit-fils de la dame, et ce Élisabeth lui disait la faisait sourire.

    Et à côté de cela, cette incroyable indifférence à l’égard des cadavres. Elle était là, depuis des heures, à accompagner un agonisant avec une attention sans faille ; à la seconde où il mourait, soudain, avec la netteté du cristal brisé, une ligne se dessinait. Le cadavre ? Elle s’en sentait immédiatement détachée. Le corps brusquement viande. La viande n’est pas la vie. La viande est l’ombre de la vie qui s’en va. En peu de temps, il ne reste rien, l’ombre s’est dispersée.

    Où vont les ombres ? Où vont les formes ? Nous vivons entourés de milliards de formes que ni la physique (coeur de la chimie) ni la biologie (explicative, dit-on, de la vie) ne savent interpréter. Mais Elisabeth ne se laissait jamais longtemps embarquer dans ces questionnements théoriques masculins. La vie la rappelait aussitôt. Il y a tellement de gens qui meurent ! Et sitôt active, c’était bien son côté féminin qui reprenait le dessus. Emotions au centre du véhicule. Un tout terrain, avec quatre roues motrices.

    Etrangement, le fait d’accompagner ainsi les gens vers leur acte final – cet acte jugé effrayant par toute la société – lui donnait une vitalité inadmissible. Par ricochet, cette énergie semblait rebondir sur le mourant lui-même. Du coup, des situations psychologiques extrêmement embrouillées, concernant des familles entières et profondément inscrites dans les corps, pouvaient soudain se résoudre. Pour quelques jours’ ou pour quelques heures, mais quelques heures qui pouvaient changer une vie.

    Puis il y eut une deuxième Mme Schwarz.

    Puis une troisième. Mais Elisabeth n’en parla plus. Cela sortait trop de ses propres grilles. Pendant des années, elle accumula des centaines de données sur le « syndrome Schwarz ». Cela rejoignait toutes les constatations bizarres qu’elle avait faites, depuis la guerre, dès qu’elle s’était retrouvée en présence de mourants arrivés en phase cinq.

    Au début, elle s’était reprochée de prêter l’oreille à leurs délires. De même qu’elle s’en voulait, d’ailleurs, d’être indifférente aux cadavres. Cette froideur soudaine la culpabilisait et elle s’empêchait de laisser totalement faire son intuition quand une Mme Schwarz commençait à lui raconter des histoires à dormir debout. Puis vint un moment où ce fut trop. Des mourants, brusquement, devenaient télépathes, devinaient ce que vous étiez en train de penser, citaient des personnes que vous seuls pouviez connaître, décrivaient des paysages invisibles. Les enfants battaient tous les records. Avec eux, c’était un vrai feu d’artifice. Bientôt, Élisabeth allait se consacrer aux enfants mourants. Et à leurs parents. Aider les parents d’enfants morts allait devenir son grand art.

    Nous sommes en 1970, après la publication de l’article de Life. Élisabeth se met à répondre systématiquement aux universités, aux écoles, aux hôpitaux qui l’invitent à venir parler.

    Son livre s’arrache. A cause de Life, bien sûr. La réaction est mille fois plus forte qu’elle ne se l’était imaginée.

    On l’appelle de partout. Elle court. Elle vole. Ses deux enfants ne la voient plus beaucoup. Emmanuel Ross, son mari, n’en peut plus. Lentement, leurs relations se sont détériorées. Depuis Denver. Depuis la première conférence Élisabeth sur la mort. Ils se retrouveront, beaucoup plus tard. Pour l’instant Emmanuel Ross se sauve avec les enfants, à deux doigts de proclamer que sa femme est devenue folle. Il vend leur maison de Chicago et Élisabeth se retrouve seule, à la rue.

    Que va-t-elle faire ? Tenter d’en savoir plus sur le « syndrome Schwarz » ? Non, cela elle va le laisser à d’autres. A de plus jeunes. Un jour, elle reçoit les épreuves d’un livre d’un éditeur d’Atlanta. Cela s’appelle la Vie après la vie. C’est un recueil de cas extrêmement semblables à celui de Mme Schwarz. L’auteur , un jeune psychiatre du vieux Sud, s’appelle Raymond Moody. Il demande à profiter d’une conférence d’EKR à Atlanta pour venir la saluer.

    Il souhaiterait qu’elle lui écrive une préface pour son livre. Élisabeth accepte.

    Sa route est encore longue. Elle va connaître bien d’autres épreuves, et des éblouissements autrement géants. Quittons-la quelque temps. Laissons-lui le temps de découvrir, enfin, cette frontière dont elle rêve depuis si longtemps d’explorer les jungles.

    anti

  2. valentine Post author

    Je ne remercierais jamais assez le personnel du Home où se trouvait mon papa au moment de sa mort. Ces personnes m’ont aidé à dépasser mes peurs, à trouver les ressources en moi pour accompagner mon père durant les 3 derniers jours de sa vie, à un moment où il était déjà entré en agonie. J’ai pu partager avec lui tant de choses que je n’aurais même pas imaginées. J’ai réalisé que lui, mon père, n’avait pas peur de la mort. Son angoisse était de quitter ceux qu’il aime. Le 3ème jour, lorsque je l’ai quitté, en fin d’après-midi, je lui ai dit: maintenant papa, tu peux partir tranquille, je veillerai sur les tiens. Et il s’ est autorisé à partir dans la nuit qui a suivi. Quant à moi, j’ai pu vivre sereinement sa disparition, j’étais en paix avec moi-même…

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