Bleu

LE DRAP DE SOIE DU TEMPS – Prologue

Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge. (Pablo Picasso)

La terre est bleue comme une orange. (Paul Eluard)

Le carcharodon mégalodon donna un nouveau coup de queue paresseux, frôlant le fond rocheux en glissant sans effort malgré ses soixante tonnes de chair, de cartilages et de muscles. Son dernier repas n’était plus qu’un souvenir lointain. Un calamar de dix mètres de long, qu’il avait surpris dérivant en pleine eau, à moitié endormi. Il l’avait tranché en deux d’un seul coup de mâchoires, avant de le déchiqueter de ses crocs redoutables et de le dévorer goulûment. Un mets de choix, même s’il préférait la baleine, dont il appréciait particulièrement le sang et le gras. Après plusieurs jours d’errance au fil des courants chauds, le requin géant n’avait rien trouvé d’autre à se mettre sous la dent, à part quelques thons vite gobés et vite oubliés.

Totalement indifférent à l’obscurité bleutée qui régnait à quatre cents mètres sous la surface, il pouvait détecter la moindre trace de vie, bien mieux qu’avec ses yeux, grâce aux capteurs sensoriels ultrasensibles répartis le long de son corps fuselé. Si quelque chose bougeait quelque part, même à plusieurs centaines de mètres à la ronde, il percevrait immédiatement l’infime variation de pression que le mouvement créerait.

Les pensées rudimentaires qui traversaient son cerveau minuscule étaient plus des sensations fugaces que des raisonnements élaborés. La faim dominait tout. Il ne craignait aucune mauvaise rencontre. Il était le sommet de la chaîne alimentaire, le prédateur suprême. Pour lui, les autres formes de vie étaient simplement de la nourriture et le monde liquide qui l’entourait, un vaste garde-manger.

Trop vaste, malheureusement. La faune sous-marine pullule tout près des côtes dans les hauts-fonds, mais elle se fait rare dès qu’on s’en éloigne. Avec sa taille imposante, le mégalodon n’avait pas d’autre choix que de parcourir inlassablement les zones les plus profondes, et donc les plus désertiques, d’un territoire immense et vide.

D’un simple coup de queue, il progressa droit devant lui d’une cinquantaine de mètres supplémentaires. Il repéra enfin une brève vibration, loin sur sa gauche. Elle ne ressemblait à aucune proie connue. Il vira immédiatement pour s’en approcher, la gueule entrouverte.

Il ne trouva rien. Etrange. Il était sûr d’avoir parcouru exactement la bonne distance. Et quoi que ce fût, ça ne s’était pas déplacé, il s’en serait aperçu aussitôt.

Quelque chose bougea à nouveau, mais cette fois à sa droite, fugitivement. Il braqua la tête dans sa direction.

Plus rien.

Pourtant, ça lui avait semblé très gros. Si ça bougeait, c’était vivant. Si c’était vivant, ça se mangeait. Si c’était gros, ça ne pouvait pas disparaître comme ça.

Il se mit à tourner lentement en rond, perplexe.

D’autres mouvements plus rapprochés se produisirent alors, à la fois devant et derrière lui. Encore plus intenses mais tout aussi insaisissables. Comment était-ce possible ?

Soudain, il comprit. Les variations de pression qu’il captait n’étaient pas provoquées par une créature pélagique. Ni même plusieurs.

Elles venaient du sol, juste en dessous de lui.

De plus en plus nombreuses, les vibrations finirent par produire un trémor permanent. La fine couche de vase déposée sur le fond s’éleva sur plusieurs mètres de haut, créant un nuage diffus de particules microscopiques qui troublait toutes ses perceptions. Tout aussi surprenant, la température de l’eau augmenta de façon sensible.

Dans le cerveau du mégalodon naquit un sentiment jusqu’alors totalement inconnu de lui.

La peur.

Aussi loin qu’il pouvait le percevoir, tout vibrait désormais partout autour de lui, à des kilomètres à la ronde, dans un grondement de plus en plus intense. Quelque chose de monstrueux et de démesuré s’approchait de lui par-dessous. En une réaction de survie instinctive et désespérée, il banda tous ses muscles pour s’éloigner le plus vite possible. Sa seule chance était de s’enfuir à la verticale. Il eut à peine le temps de donner deux coups de queue.

La chambre magmatique qui s’était formée à quelques dizaines de mètres sous la croûte rocheuse se déforma sous la poussée des gaz brûlants. Soudain, la lave se fraya un chemin à travers une myriade de craquelures et explosa violemment au contact de l’eau froide.

La surpression fit imploser instantanément les vaisseaux sanguins et les organes internes du mégalodon. Il eut la chance de mourir sur le coup, avant même d’avoir pu réaliser ce qui se passait. Une fraction de seconde plus tard, un front d’eau vaporisée ébouillanta sa peau. Il précédait de peu la lave qui l’engloutit juste ensuite, pulvérisant littéralement son corps comme une simple brindille au milieu d’un feu de forêt.

Un flot colossal de magma jaillit vers la surface. Une épaisse fumée noire monta jusqu’à la stratosphère. Les plus hautes particules se satellisèrent à jamais, avec parmi elles quelques atomes du mégalodon. Des milliers de blocs en fusion jaillirent, volant dans tous les sens avant de retomber dans les flots bouillonnants.

L’onde de choc provoqua un raz de marée d’une violence démesurée. Il dévasta toutes les îles proches et une bonne partie des côtes lointaines qui bordaient les trois continents environnants à des milliers de kilomètres à la ronde.

L’éruption dura plusieurs mois sans discontinuer. Un cratère gigantesque finit par surplomber la mer. La colonne de fumée, haute de quarante kilomètres, fut dispersée par les vents. Les poussières qui la composaient obscurcirent le ciel au point de refroidir durablement le climat de tout l’hémisphère nord. De nombreuses formes de vie s’éteignirent à jamais. D’autres survécurent. Certaines apparurent.

L’île qui se nommerait un jour Santorin était née.
Un cataclysme pour l’écosystème.
Un simple hoquet pour la Terre.

Il fallut attendre encore des centaines de milliers d’années avant que le centre du cratère s’effondre en une immense caldeira. Une énorme brèche au sud, puis une deuxième au nord, laissèrent la mer l’envahir à la suite de nouveaux déchaînements violents.

Depuis, de nombreuses autres éruptions ont secoué l’île au fil des siècles. La plus dramatique connue de l’Homme a enseveli le temple d’Akrotiri à la pointe sud sous un manteau de pierre ponce de plusieurs mètres d’épaisseur, détruit totalement la civilisation minoenne en plein épanouissement en Crète voisine et inspiré à Platon le mythe de l’Atlantide.

Des fumerolles s’échappent toujours de Nea Kameni, l’îlot le plus récemment apparu au centre de la caldeira il y a à peine trois siècles, aux côtés de Palea Kameni. À son abord, la mer devient très chaude et de couleur vert-jaune, pour le plus grand plaisir des touristes en excursion qui s’y baignent, dans un mélange d’excitation et d’appréhension. Des bulles de gaz pétillent doucement et viennent éclater à la surface. Ces signes rappellent que, tout près de là, sous les rocs basaltiques, des forces telluriques phénoménales somnolent dans une fausse tranquillité.

Au fond du cratère englouti, à l’insu des humains indifférents qui peuplent les crêtes abruptes et sillonnent la caldeira en toute insouciance, les mégalodons en maraude passent encore parfois au fond du bleu.

Ils seront les premiers à entendre les craquements du monstre qui s’éveille.

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