Henri Gougaud : Le maître du jardin

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Le maître du jardin

Il était un roi d’Arménie. Dans son royal jardin poussait un rosier maigre et pourtant précieux entre tous. Le nom de ce rosier était Anahakan. Jamais, de mémoire de roi, il n’avait pu fleurir. Mais s’il était choyé plus qu’une femme aimée, c’était qu’on espérait une rose de lui, l’Unique dont parlait les grimoires ancestraux. Il était dit ceci : « Sur le rosier Anahakan viendra un jour la rose pure qui donnera au maître du jardin l’éternelle jeunesse ».

Tous les matins le roi accourait près de lui. Il chaussait ses lorgnons, cherchait parmi ses feuilles un espoir de bourgeon, n’en trouvait pas le moindre, se redressait enfin et, la mine terrible, prenait au col son jardinier. Il le menaçait de prison si le printemps venait sans rose. C’est ainsi qu’une fois par an, aux premiers jours du mois de mai, ce roi changeait de jardinier.

Douze printemps passèrent, et douze experts en rosiers rares. Le treizième était un jeune homme. Il s’appelait Samvel. Il dit au roi : « Seigneur, je veux tenter ma chance ». Le roi lui répondit : « Ceux qui t’ont précédé étaient de nobles maîtres. Ils ont tous échoué. Et toi, blanc-bec, tu oses ! – J’ose », lui dit Samvel.

1893788480.JPG Et on lui ouvrit donc la porte du jardin. Il s’en fut au rosier. Un long moment il lui parla, puis il bêcha la terre autour de son pied maigre, l’arrosa, demeura près de lui nuit et jour, à le garder du vent, à caresser ses feuilles. Aux premières gelées, il l’habilla de paille. Sous la neige, il resta comme au chevet d’un fils, à chanter des berceuses. Le printemps vint. Samvel ne quitta plus l’ombre de son rosier, guettant ses moindres pousses, et respirant pour lui. Dans le jardin des fleurs partout s’épanouirent, mais il ne les vit pas. Il ne regardait que la branche sans rose. A la première aube de mai : « Rosier, dit-il où as-tu mal ? »

A peine avait-il dit ces mots qu’il vit sortir de ses racines un ver noir, long, terreux. Il voulu le saisir. Un oiseau lui vint sur la main, déroba sa capture, et le ver au bec s’envola. Comme il s’éloignait dans l’air bleu, un bourgeon vint sur le rosier.

Samvel se pencha, l’effleura. Lentement la rose s’ouvrit au premier soleil du matin. Il courut au palais en criant la nouvelle. Le roi était au lit.

« Seigneur, lui dit Samvel, la rose s’est ouverte. Vous voilà immortel, O maître du jardin ! » Le roi bondit hors de ses draps. En chemise, pieds nus, bras au ciel, il sortit. « Que l’on poste, dit-il, mille soldats armés autour de ce rosier ! Je ne veux voir personne à dix lieues à la ronde ! Samvel, jusqu’à ta mort tu veilleras sur lui. – Seigneur je veillerai. »

Le roi dans son palais régna dix ans encore, puis un soir il quitta ce monde en murmurant ces pauvres mots : « Le maître du jardin meurt comme tout le monde. Tout n’était que mensonge – Non, dit le jardinier à genoux près de lui. Le maître du jardin, ce ne fut jamais vous. La jeunesse éternelle est à celui qui veille, et j’ai veillé, Seigneur, et je veille toujours, de l’aube au crépuscule, du crépuscule au jour. »

Il lui ferma les yeux, baisa son front pâli, sorti sous les étoiles. Il salua chacune. Il dit : « Bonsoir, bonsoir, bonsoir. »

Samvel avait le temps désormais. Tout le temps.

Très belle journée à tous,

anti

Source : Nouvelles Clés, Photos 1 : Anna; 2 : Gwladys.

2 Replies to “Henri Gougaud : Le maître du jardin”

  1. ramses

    Bravo, Gwladys, pour cette rose fanée qui a conservé toute sa splendeur, avec son coeur illuminé. Elle semble « veiller », elle aussi.

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