Atlantide

LE DRAP DE SOIE DU TEMPS – Chapitre 6

C’est ainsi que Poséidon, ayant eu en partage l’île Atlantide, installa des enfants qu’il avait eus d’une femme mortelle […]. Des tremblements de terre s’étaient produits en même temps que cette chute d’eau prodigieuse, qui fut la troisième avant la destruction. (Platon)

Une déviation se produit parfois dans les corps qui circulent au ciel, autour de la terre. Et, à des intervalles de temps largement espacés, tout ce qui est sur terre périt alors par la surabondance du feu. (Platon)

La terre trembla encore. Niomé trébucha et laissa tomber l’amphore qui se brisa, répandant sur le sol accidenté les cent huit médailles à l’effigie d’Ophithea, la déesse aux serpents. La secousse finit par s’arrêter. Au centre de l’île, les fumerolles épaisses qui jaillissaient du temple de Gaïa depuis trois jours semblèrent s’embraser fugitivement. Sous le soleil brûlant qui asséchait sa gorge depuis son départ d’Akrotiri, Niomé s’agenouilla pour ramasser les médailles. Elle devait les apporter jusqu’au temple pour en faire l’offrande à la déesse irritée, en les jetant dans le cratère rougeoyant. Le grondement était devenu permanent. Si Niomé ne se hâtait pas, Gaïa ensevelirait sous ses longs jets de lave les Atlantes impies qui vivaient sur l’île de Kallisté.

L’amphore était en miettes. Niomé regarda les médailles éparpillées. Il y en avait bien trop pour qu’elle puisse les porter dans ses mains à travers le chaos de magma durci qui la séparait encore du temple. Elle ôta sa toge blanche, la posa à terre et commença à rassembler les médailles dessus. Plus personne n’était là pour voir son corps nu, luisant de transpiration. Tous ceux qui avaient pu fuir avaient quitté la plaine centrale depuis le début des secousses pour aller se réfugier au sud, à Akrotiri et son port immense. Mille deux cents navires s’apprêtaient à embarquer les rescapés de la population de Kallisté si l’évacuation devenait inévitable. Le sort des Atlantes était désormais entre les mains de Niomé. Elle devait absolument apaiser Gaïa avec les médailles. Et, si cela ne suffisait pas, la jeune sibylle était prête à offrir sa propre vie à la déesse en se jetant dans le cratère.

Une nouvelle explosion violente retentit au sein du cercle de pierre qui couronnait le cratère. Des blocs de basalte en fusion jaillirent vers le ciel comme s’ils voulaient égratigner le soleil. Le feu de Gaïa contre celui d’Hélios. Niomé referma les plis de sa robe autour des médailles, fit un gros nœud, passa sur son épaule l’anse du balluchon improvisé. Elle ne vit pas trois des médailles s’en échapper et tomber dans une petite anfractuosité au moment où elle se redressa.

Elle fixa des yeux le temple au sommet de la colline centrale, d’où sortait désormais une immense colonne de fumée épaisse, illuminée à sa base par la lave. Il lui restait encore plusieurs centaines de stades à parcourir et elle n’avait franchi que la première des trois enceintes, la plus large. Les ponts qui surplombaient l’immense fossé empli par la mer avaient résisté jusqu’à présent aux secousses mais pour combien de temps… Elle devait se dépêcher. Elle devait atteindre le temple au plus vite quoi qu’il en coûte.

Elle se remit en marche et parvint à la deuxième enceinte. Là, peu de ponts étaient encore intacts. Elle choisit de prendre une passerelle de corde. Avec les secousses qui ne cessaient de se rapprocher, les ponts de pierre étaient bien plus dangereux, ils pouvaient s’effondrer. Alors qu’elle était en plein milieu de la passerelle, les deux ponts de pierre qui traversaient le canal à sa droite et à sa gauche s’écroulèrent avec fracas dans les flots déchaînés par la colère de Gaïa. Elle posa enfin les pieds sur l’autre rive et courut aussi rapidement qu’elle le put pour s’éloigner du bord qui commençait également à s’ébouler.

La nuit tomba en plein jour. Un voile noir envahit le ciel et occulta totalement le soleil, pourtant au plus haut de sa course. Des éclairs zébrèrent le plafond de nuages et de cendres. Les roulements de tonnerre se joignirent au grondement de la terre. En regardant le paysage de désolation qui l’entourait, Niomé eut l’impression d’avoir pénétré dans le domaine d’Hadès, le maître des Enfers. Une nuée ardente avait tout dévasté la veille, détruisant en un souffle la végétation, les chevaux, le bétail, les innombrables éléphants, le gibier et tous les humains qui n’avaient pu s’échapper. Là où s’étaient trouvés les riches vergers et les champs aux récoltes mirifiques, il ne restait plus que des buissons rabougris et des arbres morts aux branches carbonisées.

Quelques grosses gouttes de pluie vinrent s’écraser autour de Niomé sur le sol desséché. Très vite, ce fut le déluge. Depuis les premiers signes de l’éruption six jours plus tôt, c’était la troisième fois que des trombes d’eau aussi violentes s’abattaient sur Kallisté. En quelques secondes, la jeune fille fut trempée et frigorifiée. Elle n’avait aucun abri où se réfugier dans l’immense cirque désert qui lui restait à parcourir. Comme pour lui rappeler l’urgence de sa tâche, Gaïa vomit droit vers le ciel un nouveau jet de lave, qui déchira le plafond nuageux en vaporisant l’eau autour de lui. Dans la lueur crépusculaire, le spectacle était d’une beauté terrifiante.

Niomé se mit à courir. La pluie lavait le sang qui coulait entre ses seins et sur son dos, à cause de la toge emplie de médailles qui lui sciait l’épaule à chaque foulée. Mais elle ne sentait plus rien, ni la douleur, ni l’épuisement, ni sa gorge irritée par l’air chargé en soufre. Les yeux fixés sur l’acropole d’où jaillissaient des langues de lave, elle courait.

Au bout d’un temps interminable, elle aboutit à la dernière enceinte emplie d’eau, celle qui faisait du temple de Gaïa une île au centre de l’île. Aucun pont n’avait subsisté. Par miracle, un éboulement permettait de franchir quand même le canal. Niomé s’engagea sur le chaos de pierres rendues glissantes par l’averse. Elle chuta plusieurs fois sans jamais lâcher son précieux fardeau. Le corps couvert d’ecchymoses et de plaies, elle atteignit enfin le temple.

Les murs de pierre recouverts d’orichalque étaient noircis par la chaleur qui émanait du cratère. La source froide ne crachait plus que des jets de vapeur. Quant à la source chaude, elle était emplie de lave.

La pluie cessa, aussi soudainement qu’elle avait débuté. La température était suffocante. Le sol fumait. À chaque inspiration, Niomé avait l’impression que sa gorge et ses poumons brûlaient. Elle parvint cependant à franchir les trois arcs de pierre qui donnaient accès à l’intérieur du temple à ciel ouvert.

Le cratère était là, à quelques pieds d’elle. La clôture d’or qui en protégeait le tour avait fondu. Les statues des cent Néréides sur les dauphins, celle du dieu immense sur son char avec les six cheveaux ailés, les ornements magnifiques et l’autel majestueux, tout avait disparu, sans doute englouti par le volcan.

Au prix d’efforts désespérés pour rester debout malgré son épuisement et le trémor devenu permanent, elle s’approcha, pas après pas, jusqu’au bord du gouffre rougeoyant. Soulevant à deux mains sa toge nouée, elle la tendit au dessus du vide et la laissa tomber dans le lac de lave qui bouillonnait à ses pieds. Le tissu s’enflamma et se volatilisa avant d’en toucher la surface. Les médailles d’Ophithea disparurent dans le magma en s’illuminant comme autant d’étoiles filantes.

Niomé sentit un vent étrange, délicieusement frais, caresser fugitivement son corps. Etait-ce Gaïa qui la remerciait pour l’offrande ? Oui, elle avait réussi. Kallisté allait vivre grâce à elle. Elle imagina le triomphe qui lui serait réservé à son retour à Akrotiri. Il fallait absolument qu’elle trouve de quoi se vêtir avant de rejoindre la ville, elle ne pouvait pas se présenter devant la foule qui l’attendrait, le corps nu, couvert de plaies et noirci par les scories. On élèverait certainement un temple en souvenir de son acte héroïque. Tout au long des siècles à venir, les Atlantes viendraient se prosterner au pied de sa statue de marbre, qui trônerait sous une voûte immense de pierres blanches, rouges et noires extraites du volcan. Elle deviendrait l’égale des Dieux. Elle, Niomé, la jeune sibylle envoyée par ses aînées, les pythies terrorisées, à la rencontre de Gaïa. Dire qu’elle avait cru, lorsqu’elle avait été désignée, que les vieilles prêtresses à la peau flétrie avaient ainsi voulu se débarrasser d’elle, parce que sa beauté adolescente provoquait par trop l’émoi des hommes quand elle apparaissait, les seins nus et les serpents d’or à la main, lors des invocations rituelles à Ophithea. Elle s’en voulait d’avoir eu une pensée aussi injuste. Elle eut un sourire d’indulgence.

L’air devint à nouveau brûlant, l’arrachant à sa rêverie. Le magma montait lentement, comme poussé par une main monstrueuse. Le trémor, loin de se calmer, s’amplifiait. Au centre du lac en fusion, un énorme bloc noir d’obsidienne flottait, comme l’iris d’un œil écarlate démesuré. La sibylle y vit le regard furieux de Gaïa qui la fixait. La déesse primordiale dédaignait l’offrande, elle n’avait que faire de ces colifichets dérisoires. Le message était clair. Si Niomé voulait devenir une déesse, elle devait cesser d’être humaine.

Elle se redressa et prit la posture d’Ophithea, écartant lentement les bras comme un oiseau déplierait ses ailes, la poitrine fièrement exposée malgré la chaleur insoutenable. Elle inclina la tête vers l’arrière pour regarder le ciel une dernière fois.

Elle n’aperçut que du noir.

Elle plongea dans le cratère sans un cri.

À cet instant précis, le magma s’éleva à sa rencontre sur toute la surface du cratère. Le corps de Niomé fut instantanément vaporisé, avant qu’elle n’eût conscience de se consumer. Quelques fragments de ce qui avait été son corps partirent rejoindre autour de la Terre ceux de l’antique mégalodon, témoin infortuné de la naissance de l’île, deux millions d’années plus tôt.

L’éruption la plus violente depuis son apparition fit s’effondrer des pans entiers du cratère extérieur au nord et au sud. La mer envahit la caldeira par des brèches de plusieurs kilomètres de large. L’Atlantide fut recouverte par les flots en quelques heures. Seuls les bords les plus élevés du cratère extérieur restèrent émergés, formant un grand anneau disjoint avec, en son centre, un îlot fumant, seul vestige de la colère de Gaïa.

Akrotiri disparut sous une coulée de lave de plusieurs mètres de haut. En refroidissant, elle se transforma en pierre ponce. Il ne resta rien des mille deux cents trières qui tentèrent, bien trop tard, de quitter le port avec des grappes d’Atlantes terrorisés à leur bord. Les bateaux et leurs passagers disparurent en un immense brasier. Les cendres s’éparpillèrent à jamais, emportées par le raz de marée qui dévasta la mer Egée et détruisit toute forme de vie dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres.

L’île mutilée, autrefois offerte à Atlas, fils du dieu Poséidon et de l’humaine Cleito, resta longtemps inhabitée. Il s’écoula des siècles avant qu’on ose à nouveau la nommer Kallisté, la Très Belle.

Très haut dans le ciel, Niomé avait rejoint les Dieux.

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One Reply to “Atlantide”

  1. Antillaise Post author

    Quel bonheur de te re-découvrir encore et toujours…

    … Soupir béat …

    Anti, deuxième rêve à gauche.

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