Liberté d’expression, où sont les limites ?

On a vu ces derniers jours des voix s’élever pour s’offusquer qu’on puisse poursuivre Dieudonné pour avoir dit « je me sens Charlie Coulibaly » et qu’on ne puisse pas poursuivre Charlie pour avoir publié une caricature de Mahomet. Que ce questionnement vienne de personnes sincères ou aux arrière-pensées très subjectives, l’interrogation de bonne foi est, elle, légitime : où sont les limites à la liberté d’expression dans notre pays ?

C’est la loi sur la liberté de la presse qui les définit. Elle date, dans sa première version, du 29 juillet 1881 et elle a été, depuis, complétée par un certain nombre de cas de figures. Malgré son titre, cette loi concerne une population bien plus large que celle des seuls organes de presse. Tout internaute qui diffuse publiquement un texte est tenu par les mêmes contraintes que n’importe quel journaliste sur ce qu’il a le droit ou pas de dire en public.

Provocation aux crimes et délits

Si des textes diffusés publiquement poussent qui que ce soit à commettre un crime ou un délit, l’auteur de la provocation pourra être poursuivi comme complice de ce crime ou de ce délit (article 23). Plus précisément, il s’agit de tout texte incitant à commettre l’une des infractions suivantes :

1 – Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles

2 – Les vols, les extorsions et les destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes

3 – L’un des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation

4 – L’apologie des crimes mentionnés ci-dessus ainsi que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi.

5 – Tous cris ou chants séditieux proférés dans les lieux ou réunions publics

6 – La provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou en raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap.

Délits contre la chose publique

Il s’agit de la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler.

Délits contre les personnes

Il est interdit d’injurier ou de diffamer publiquement qui que ce soit. La différence entre injure et diffamation est décrite à l’article 29 de cette loi :

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. […] Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »

Autrement dit, traiter quelqu’un de con est une injure (il s’agit d’un terme général qui n’impute aucun fait précis), le traiter d’escroc est une diffamation (il s’agit d’un terme qui impute un fait bien précis). Bien entendu, dans le cas d’une diffamation, si on peut démontrer que le terme utilisé décrit une réalité objective dont on peut apporter la preuve, la diffamation n’en est plus une – c’est ce qu’on appelle l’exception de vérité. Par exemple, dire que Bernard Madoff est un escroc est une réalité puisque les preuves en ont été apportées et qu’il a été condamné pour cela. En revanche, dire que tous les musulmans sont des terroristes est une diffamation puisque l’immense majorité des musulmans ne le sont pas. Cela vaut au journaliste Philippe Tesson d’être très légitimement poursuivi pour avoir dit sur Europe 1 « C’est les musulmans qui amènent la merde en France aujourd’hui ! ».

Apologie du terrorisme

C’est le sujet qui a été le plus exposé médiatiquement depuis les actes terroristes au sein de l’équipe de Charlie Hebdo ou au supermarché casher de Vincennes. Depuis le 13 novembre 2014, le code pénal français réprime également l’apologie publique des actes de terrorisme (article 421-2-5 du Code pénal).

La peine encourue est de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Elle est portée à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € lorsqu’elle a été effectuée « en utilisant un service de communication au public en ligne ».

C’est à ce titre que Dieudonné est poursuivi pour avoir écrit sur son compte Facebook public « Je me sens Charlie Coulibaly ». Une cinquantaine d’autres internautes ayant exprimé publiquement leur soutien aux frères Kouachi ou à Coulibaly sont également poursuivis.

En France, le blasphème n’est pas un délit

On vient de voir tout ce qui est interdit. A contrario, tout le reste est permis. Pourquoi Charlie peut-il publier des caricatures de Mahomet, de curés ou de rabbins ? Parce que le blasphème – concept religieux – n’est pas un délit dans un pays laïque. Ces dessins peuvent, de façon parfaitement compréhensible, être choquants aux yeux des croyants de la religion concernée mais aucune loi ne les interdit. Ils peuvent être critiqués pour cela mais ils ne peuvent pas être interdits.

Certaines affiches ou œuvres d’art ont été jugées blasphématoires en France par des intégristes chrétiens qui sont allés jusqu’à brûler des cinémas ou procéder à des actions de vandalisme. Ils étaient en pleine illégalité, quelle que soit la sincérité de leur courroux. De même, représenter Mahomet en train de tenir un panneau « Je suis Charlie » ne relève selon le Code pénal ni de l’injure, ni de la diffamation, ni de la discrimination et un tel dessin est donc parfaitement légal dans notre pays.

Si la notion de blasphème ou d’outrage à une religion devenait un délit dans la loi française, tout deviendrait beaucoup plus compliqué.

Certaines branches du christianisme pensent qu’il est blasphématoire de représenter le divin par des œuvres figuratives. Leurs adeptes les plus intégristes vont-ils brûler les églises catholiques qui, toutes, en abondent ? Vont-ils massacrer toutes les personnes qui marchent dans la rue avec un Christ crucifié en pendentif autour du cou ? Devrait-on interdire de telles représentations par la loi afin de protéger les croyances de tous ?

Plus généralement, il est outrageant pour la plupart des religions de publier des photos de femmes dénudées, ou même de femmes tout court pour les plus extrêmes. Dans les pays majoritairement musulmans, il arrive que les photos de catalogues internationaux comme celui d’Ikea soient retouchées quand ils estiment outrageant que telle ou telle femme y figure ou ne soit pas vêtue de façon suffisamment pudique selon leurs critères. C’est aussi le cas d’un quotidien orthodoxe juif qui a supprimé les femmes de la photo des chefs d’état lors de la manifestation du 11 janvier (dont Angela Merkel et Anna Hidalgo). Les laïcs et les croyants modérés peuvent considérer que c’est ridicule et obscurantiste. A tout prendre, c’est bien mieux que de décider d’envoyer des tueurs pour les assassiner. Si le blasphème justifie le terrorisme, doit-on s’attendre à des attaques terroristes contre les journaux de mode ou les magazines qui se veulent érotiques ? Attention, dans ce cas précis, les terroristes potentiels pourront être aussi bien musulmans que juifs ou chrétiens. En déduira-t-on que tous les chrétiens et tous les juifs sont des terroristes en puissance, comme il arrive un peu trop souvent de l’entendre sur les musulmans ?

Et si on n’est pas content ?

Il existe une loi qui est commune à notre législation laïque et aux trois religions monothéistes qui dominent la planète en nombre de fidèles : il est interdit de tuer son prochain, sauf s’il s’agit de sauver sa propre vie ou d’en protéger d’autres en péril grave. Si cette seule loi était respectée non seulement par les plus laïques mais aussi par les plus intégristes, donc ceux qui se proclament les plus proches de la parole divine, le terrorisme disparaîtrait.

Si on n’est pas content que quelque chose de choquant soit légal, on proteste de façon légale et surtout pacifique : on écrit des articles, on manifeste, on va à la rencontre des députés et des sénateurs pour changer la loi, bref on exprime son point de vue dans le cadre de la loi. Il peut arriver que, par militantisme, on l’empiète de façon mineure (par exemple, en fauchant prématurément un champ de cultures OGM, en s’interposant entre des massacreurs de mammifères marins et leurs cibles ou en sautant dans une arène pour empêcher une corrida) tout en sachant que l’on risque d’être condamné quand on le fait (c’est le cas). Mais en aucune circonstance, on ne tue ses adversaires pour contester ses idées.

3 Replies to “Liberté d’expression, où sont les limites ?”

  1. Marie-Laure

    Merci pour cette note très instructive. Pour ma part, je viens de découvrir que le délit de blasphème existe encore dans huit états membres de l’Union européenne, dont la très catholique Italie… Je comprends mieux pourquoi les membres de ma famille sicilienne, qui correspondent avec moi à travers les réseaux sociaux, se disent outrés et offensés par les caricatures de Charlie et qu’à ce titre, ils ne soutiennent pas la France en cette période douloureuse. Je comprends mieux, mais cela ne me console pas pour autant…

  2. Yvette SOUILLART

    Tout d’abord MERCI Anna pour votre blog et votre engagement dans la cause animale !
    Juste une petite remarque à propos du « délit de blasphème » : au même titre que la fumeuse « exception » pour la corrida, la loi française de « séparation des Églises et de l’État » ne s’applique pas en Alsace-Lorraine (ni en Guyane française)… Ce qui est en totale contradiction avec l’article premier de la constitution « La France est une République INDIVISIBLE » N’en déplaise aux séniles du Sénat !
    Mais que c’est dur de faire « progresser » l’intelligence et l’humanité !
    Je ne crains pas la mort, j’ai su très tôt que ça devait arriver… mais je serais « vachement » déçue de ne pas voir la fin du film …
    Chaleureusement.

  3. Anna Galore Post author

    Merci beaucoup Yvette !
    Vous avez raison de souligner toutes ces exceptions fumeuses qui montre que le principe édicté par notre Constitution « tous les citoyens sont égaux devant la loi » est largement détourné pour arranger tel ou tel intérêt particulier de lobbies puissants.
    Quant à la fin du film, on va tout faire pour qu’elle arrive le plus tôt possible 🙂

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