The Köln Concert, Keith Jarret

Le 24 janvier 1975 le pianiste Keith Jarrett improvisait au piano lors d’un concert légendaire donné à l’Opéra de Cologne, en Allemagne.

« The Köln Concert » a été enregistré, c’est l’un des disques de jazz les plus vendus au monde et l’album de piano solo le plus vendu de tous les temps.

Il est composé de 4 parties de respectivement : 26’02 », 14’54 », 18’13″et 6’59 ». Vous pouvez mettre le son avant de poursuivre…

En cherchant un tout petit peu sur le net, j’ai trouvé cet interview passionant de Paola Genone pour l’Express.

KeithJarrett.jpg Keith Jarret, le magicien

Après un long silence, le pianiste revient avec Radiance, un album solo enregistré en 2002 au Japon, lors de deux concerts totalement improvisés. Il a reçu L’Expressmag, en exclusivité, dans son repaire du New Jersey.

A une heure et demie de route de New-York, un chemin sinueux, au milieu des bois et des lacs, mène à une grande propriété entièrement grillagée.

C’est là, dans le New Jersey, que Keith Jarrett se cache. Sur le portail en fer qui l’isole du reste du monde, une plaque indique :

« Caution. No trespassing! (Attention, ne pas franchir!) » Derrière une fenêtre, au loin, le pianiste scrute l’arrivée de ses visiteurs.

Il est 14 h 50, rien ne se passe. Mais le fax de confirmation de l’interview avait le mérite d’être clair: « Mr Jarrett accepte de vous rencontrer chez lui. Le rendez-vous aura lieu à 15 heures précises. Ne soyez ni en retard ni en avance. »

On le sait, Keith Jarrett a la réputation de ne pas se laisser approcher facilement. Toutes sortes de légendes courent sur cette résidence secrète, que seuls de rares intimes ont eu le privilège de visiter. Ainsi, en franchissant le seuil de la maison, accueillis par Anne Rose, sa femme, on espère voir cette fameuse pièce aux baies vitrées, où le pianiste aurait installé deux Steinway face à face, l’un blanc, l’autre noir.

On ne la verra jamais… Elle n’existe pas. Mais cet après-midi exceptionnel passé en sa compagnie vaut bien plus que la visite d’une pièce imaginaire. Car si Keith Jarrett a un don, c’est bien celui de surprendre. Ce qu’il fait depuis toujours.

« A chaque fois, je bâtis une architecture, et je dois la détruire »

Dès l’âge de 3 ans, il prend des cours de piano et écrit des partitions. A 8 ans, il donne son premier concert classique, dans sa ville natale d’Allentown, en Pennsylvanie. Il y interprète Grieg, Bach, Mozart… et conclut par deux compositions personnelles, dont l’une intitulée Conscience in the Zoo.

« A l’époque, j’improvisais déjà », dit-il. A partir des années 1960 (il est né en 1945), sa carrière s’apparente à une mosaïque d’expériences, menées avec une rare exigence artistique. Il passe du classique au jazz, des enregistrements sur orgue, avec Miles Davis, à l’interprétation des Variations Goldberg sur clavecin, sans que jamais l’on puisse lui reprocher la moindre légèreté.

Aucun autre musicien n’a autant assimilé et intégré le répertoire savant et profane de ces trois derniers siècles. Aucun ne mérite, plus que lui, le titre d’improvisateur. Son magnifique concert en solo de Cologne en 1975 – le disque de piano le plus vendu au monde – ou ses improvisations en trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnette, ne sont que les fragments d’une œuvre qu’il n’a pas fini de composer.

Jarrett dit connaître les jours fastes, mais jamais les jours fériés. Rien ne l’arrête, pas même l’extrême souffrance provoquée par une maladie qui l’a cloîtré chez lui, pendant des années, l’empêchant de jouer, et définie, par les médecins, comme le «syndrome de la fatigue chronique».

Il a désespéré, il a accepté, il s’est battu, il s’en est sorti. Depuis 1999, il a recommencé à enregistrer avec son trio et à se produire en public.

Aujourd’hui, l’homme est souriant, ironique, plein de vie. Le 8 mai, il a fêté ses 60 ans et s’offre le plus grand rêve auquel un artiste puisse aspirer : se surprendre lui-même.

Huit ans après la parution de son dernier disque en solo, La Scala, Keith Jarrett sort un double album, Radiance, enregistrement de deux concerts donnés au Japon, en 2002. Il s’agit sans doute de la plus aboutie de ses conversations avec l’instrument.

Oublié le Köln Concert. Ces cent quarante minutes de musique font de Jarrett un pianiste de l’extrême et un musicien d’une solidité rassurante. Dans le plus profond silence de la salle, il joue une symphonie totalement improvisée, explorant toutes les « planètes harmoniques », passant d’adagios d’une lenteur quasi brucknérienne à des pics d’une vitesse vertigineuse, allant du classique à la musique contemporaine, du flamenco au jazz et au blues.

Keith_Jarrett2.jpg Il dit aimer la musique plus qu’autre chose. Mais ce n’est pas vrai. Dans son bureau, les disques renvoient aux livres, les livres aux tableaux, les tableaux aux fenêtres… que Jarrett ne ferme jamais.

Dans sa bibliothèque, on remarque les écrits de Georges Gurdjieff, philosophe et occultiste français d’origine russe (1877-1949). Gurdjieff a influencé Jarrett au point que le pianiste lui a dédié un disque, Sacred Hymns. Gurdjieff enseignait que l’homme «ordinaire» est un être endormi et que seul un travail de méditation lui permet d’atteindre un certain niveau de conscience. De fait, l’état d’éveil de Keith Jarrett est surprenant. Intimidant, presque. D’ailleurs, c’est lui qui pose la première question.

– Je vois des dizaines de pages de questions dans vos mains… Vous allez me les lire ?

Non… C’est juste un canevas.

– Bon, parce qu’autrement je vais vous répondre par écrit.

Je dois donc improviser ?

– Vous avez bien vu ce qui est marqué sur l’affiche accrochée au chêne dans mon jardin: « Wild life crossing the road (La vie sauvage traverse le chemin) ».

C’est votre manifeste : l’improvisation…

– Oui. C’est la seule façon d’être présent et fidèle à soi-même.

Au milieu des années 1960, Miles Davis venait écouter tous vos concerts. Un soir, au club Caméléon, à Saint-Germain-des-Prés, il vous a demandé: « Comment fais-tu ? Comment peux-tu jouer à partir de rien ? »

– Je m’en souviens très bien. Je lui ai répondu que je ne savais pas. Mais, en réalité, la question qui se pose est plutôt de savoir si un musicien conçoit le « rien » comme un « manque de quelque chose » ou comme « un plein » qui surgit spontanément.

Quand je me suis assis au piano, lors de ces deux concerts au Japon, je n’avais aucune idée de ce que j’allais jouer. Pas de première note, pas de thème. Le vide. J’ai totalement improvisé, du début à la fin, suivant un processus intuitif. Une note engendrait une deuxième note, un accord m’entraînait sur une planète harmonique qui évoluait constamment. Je me déplaçais dans la mélodie, les dynamiques et les univers stylistiques, pas à pas, sans savoir ce qui se passerait dans la seconde suivante. Mais la musique ne naît jamais de la musique; ce serait comme dire qu’un enfant naît d’un enfant. Rien ne se crée à partir du rien. La musique est l’aboutissement d’années de travail et d’écoute, et cela est plus évident encore quand la création est faite dans l’instant.

main.php?g2_view=core.DownloadItem&g2_itemId=37949&g2_serialNumber=2 Vous voulez dire que l’improvisation est plus complexe qu’on ne l’imagine ?

– Je dirais même qu’il s’agit d’un genre musical en soi. Lorsque je pense au concert de Cologne mais, surtout, à ceux du Japon, je m’aperçois qu’au moment où je joue il y a trois personnalités qui cohabitent en moi : l’improvisateur, le compositeur et le pianiste.
L’improvisateur est là, assis au clavier, se fiant à sa capacité à trouver un chemin musical qui le conduise de A à B. Il n’a cependant aucune idée de ce que B va être, car B est suggéré par A.
Ensuite, il y a le compositeur qui envoie du matériel sonore à l’improvisateur, si ce dernier a momentanément perdu le flux ou s’il est en panne d’idées. Il devra donc s’empresser de suggérer un B, en employant son bagage culturel et son savoir. En quelque sorte, le compositeur est une base de données. Quant au pianiste, c’est l’exécutant. Il faut qu’il soit à l’écoute des deux autres et qu’il accomplisse sa mission : être à la hauteur technique afin de réaliser ce qu’on lui demande, donc savoir gérer le doigté, le style, l’interprétation des silences. Il doit aussi être attentif à ce qui se passe dans son corps : prévenir les crampes aux doigts, ne pas oublier de respirer…

Cela implique une vaste connaissance des styles musicaux, de la technique pianistique et une immense prise de risque.

La maxime de l’improvisateur est : la sécurité en dernier. Il suit la « pensée du tremblement ». Voilà pourquoi, souvent, pendant mes concerts, je danse avec le piano, je me lève, je me penche en arrière, je me lance sur les cordes. Les docteurs me disent que c’est très mauvais pour mon dos et, c’est vrai, je souffre de douleurs pénibles, mais ils ne savent pas ce que je vis.

Le compositeur, lui, est plus sage : il a passé sa vie à écouter et à étudier tous les styles musicaux. A l’âge de 18 ans, je jouais dans des pianos-bars pour payer mes cours de musique à la Berklee School. C’est à ce moment-là que j’ai appris les standards. Jusque-là, je ne connaissais que le classique. Enfin, le pianiste est celui qui juge, car il écoute les deux autres. Son boulot est d’exécuter même lorsqu’il n’est pas d’accord.

Qu’entendez-vous par là ?

– Parfois, le compositeur et le pianiste ne sont pas d’accord avec l’improvisateur. Je vais l’expliquer par un exemple concret: lors d’un des concerts de Tokyo, à la fin d’un morceau, une note aiguë – un mi – a résonné dans la salle. Cette rémanence fortuite m’a donné l’inspiration pour débuter le morceau suivant. La note me paraissait si belle que j’y revenais sans arrêt, même si, selon les règles classiques, le contexte harmonique n’était pas adéquat. Plus tard, en réécoutant la bande, je me suis dit que si j’avais été au piano, en train de composer, j’aurais immédiatement censuré ce mi. Et pourtant, cette note fait toute la magie du morceau.

Il y a énormément d’improvisation dans les chants grégoriens, dans la musique pour orgue du XVIIIe siècle, dans la musique polyphonique et baroque. Pourquoi cette pratique s’est-elle perdue dans le classique ?

Je viens de ce monde et je sais que, chez ces gens-là, on n’accorde pas à l’improvisation le respect qu’elle mérite. On en a peur, terriblement peur ! Et il y une autre raison : la jalousie.

Les pianistes classiques sont envieux de ceux qui peuvent s’asseoir au piano et construire un discours musical riche, sans partition. Un improvisateur a la possibilité d’apprendre à se connaître, de creuser en lui-même pour découvrir sa propre musique. Les pianistes qui ne font qu’interpréter sont des robots : au début, ils sont conditionnés, puis ils se forgent leur maniérisme. Mais, en réalité, ils ne font rien pour eux-mêmes, à part développer un immense ego. Le public reconnaît leur interprétation mais, eux, ils ne savent pas qui ils sont.

Je me souviens d’un enregistrement que j’ai fait pour la radio d’un concert de Samuel Barber. A la fin de la séance, on me demanda de rejouer la mesure 161 pour corriger une erreur. Cette mesure est placée au moment le plus extatique et passionné de l’œuvre. Comment peut-on la rejouer sans être des automates ?

Pourtant, vous avez enregistré de nombreux disques du répertoire classique : Mozart, Chostakovitch, Beethoven…

Bien sûr, et je n’arrête pas de les écouter et de les rejouer. Mais je voudrais dire ceci aux puristes : si je joue du classique, je ne dois pas penser, alors que si j’improvise mon esprit doit être totalement présent et actif. Quand je me rends compte que mon état n’est pas propice à l’improvisation, je prends une partition de Bach et je fais ce que Bach me dit de faire.

Le dernier des grands interprètes que j’ai connus était Arthur Schnabel, qui n’était pas un orthodoxe de la fidélité à la partition. Le fait d’étaler autant de versions différentes d’une même œuvre sur la table le poussait à s’en forger une de plus : la sienne. Quant à ses fausses notes, elles n’étaient que les prérogatives de son génie. A ce sujet, Schnabel disait avec beaucoup d’humour: « Le problème du piano, c’est que chaque bonne note est située entre deux mauvaises. »

Vous voulez dire que tout commence par des erreurs ?

Et avec l’accident. Souvent, l’accident de l’improvisateur devient une couleur de plus sur la palette du compositeur. Lorsque j’étais enfant, j’ai entendu mon frère Chris, qui ne connaissait rien à la musique, jouer au piano des choses qui m’ont bouleversé.
Il se lançait sur l’instrument sans avoir aucune idée de ce qu’il était en train de faire, en suivant exclusivement son émotion. Le résultat était « a-musical », et pourtant extraordinaire.

Pendant des années, j’ai cherché à retrouver cette zone musicale que Chris avait créée accidentellement. J’ai voulu apprendre à provoquer des accidents de façon consciente. Faire des erreurs, être maladroit. Je me disais: « Qui es-tu pour juger de ce qui sonne juste ou faux ? » Tout cela, non pas pour dégrader mon jeu, mais pour découvrir de nouveaux univers, que j’ai enfin trouvés dans Radiance. Il ne s’agit donc pas d’accidents venant du hasard… Gurdjieff disait que l’homme est gouverné par la loi du hasard et de l’accident, mais qu’il peut renverser cette réalité en s’observant. Ces accidents musicaux sont le résultat de mon parcours philosophique.

La légende veut que vous ne prépariez jamais vos concerts…

Pour la première fois de ma vie, avant mes prestations au Japon, j’ai étudié pendant des mois. Le concert de Cologne, qui, à l’époque, avait été pour moi un acte de liberté, était devenu ma cage. J’ai dû le tuer.

En musique, on construit des monuments d’architecture pour, ensuite, les abattre. C’est ainsi qu’on avance. Donc, avant ces deux concerts, j’ai voulu me défaire de mes stéréotypes. Je me mettais au piano en étant conscient de ce que je ne voulais plus entendre, mais sans savoir encore ce que je voulais entendre. Cela a pris des mois : je revenais toujours à mes vieux clichés. Dès que j’en entendais un arriver, je m’arrêtais… et recommençais. L’exercice a été épuisant. Mais il m’a permis de découvrir quelque chose d’extraordinaire !

Quoi donc ?

Une partie de moi qui n’avait jamais eu la possibilité de s’exprimer jusqu’à présent : ma main gauche. Je l’utilisais comme on le fait dans le jazz, tel un instrument d’accompagnement qui va jouer des lignes de basse, des ostinatos, des accords.

Dans les concerts du Japon, ma main gauche improvise avec la même virtuosité, la même liberté que la droite. Je la regarde, je la sens, elle me surprend de plus en plus.

Êtes-vous très exigeant avec vous-même ?

Je suis un bourreau de travail et ma santé en a fait les frais. Lorsque j’étais malade, je regardais le piano pendant des heures, sans même pouvoir le toucher. J’ai alors commencé à parler à ma maladie : « Je sais que tu es là, mais je vais continuer mon œuvre. » Je suis guéri, j’ai changé. Un exemple : les Japonais ont beaucoup toussé pendant ces deux concerts. Avant, je serais devenu furieux. Mais là, je me suis inspiré de ces sons pour jouer. Et j’ai gardé le bruit de ces toux dans l’enregistrement.

Pourrions-nous voir vos pianos ?

Allons-y…

Nous entrons dans une salle pleine d’instruments. Au centre, ses trois pianos et son clavecin japonais sont recouverts d’un drap.

Keith Jarrett s’approche du clavecin, sur lequel il a enregistré les Variations Goldberg. Il le découvre. S’assied. Et se lance dans une longue improvisation.

anti

4 Replies to “The Köln Concert, Keith Jarret”

  1. Anna Galore

    Fantastique, cette interview ! Non seulement les questions sont intelligentes mais surtout les réponses de Keith Jarrett sont passionnantes, bourrées de détails de précisions qui font que meêm un no-musicien (je suppose) devrait percevoir toute la complexité du processus de l’improvisition et tout ce qui la nourrit. Seuls les très grands artistes (pas uniquement musiciens) peuvent créer des oeuvres riches sur la simple base de l’impro, c’est tout sauf facile.

    J’aime particulièrement la comparaison qu’il fait entre l’improvisateur et l’interprète.

    Et cette phrase sublime de Schnabel, qu’il cite : « Le problème du piano, c’est que chaque bonne note est située entre deux mauvaises. »

    On pourrait en dire autant de l’écriture, de la photo, de la peinture.

    Un régal !

  2. ramses

    Tres belle note, merci Anti de cet eclairage intime sur ce grand pianiste.

    Personnellement, je l’apprecie depuis de longues annees, mais je ne partage pas l’enthousiasme planetaire pour le Koeln Concert… Ses meilleurs enregistrements, a mon avis, sont les trios avec Gary Peacock et Jack Dejonette. Ses « Goldberg » sont tres en-dessous de la moyenne…

    Keith Jarret est un excellent pianiste de jazz, tres inventif. Beaucoup moins a l’aise dans le classique, qui ne souffre pas l’improvisation.

  3. Anna Galore

    …ce qu’il explique, avec une grande intelligence de sa façon particulière d’appréhender son instrument, dans l’interview ci-dessus.

    Quant au Köln Concert, comme tu le soulignes, il a suscité un enthousiasme planétaire. Cela veut sans doute dire qu’il a su entrer en résonance avec un public qui dépasse très largement celui du jazz ou même du piano.

  4. anti

    J’ai bien pensé à toi Ramses en écrivant cette note. Ca ne m’étonne guère que tu ne sois pas emballé par le Concert de Cologne en tant qu’amateur féru de Jazz. En revanche, je le ré-écoute depuis des jours et… je plane !

    anti

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