Carbaryl, le massacre silencieux

La plus grosse catastrophe industrielle de l’histoire – jusqu’à ce jour – s’est produite à Bhopal, en Inde, fin 1984. Dans cette ville se trouvait une usine appartenant à Union Carbide, une multinationale dont les produits le plus connus du grand public sont les piles Ucar (marque dont le nom est directement dérivé de celui de l’entreprise). L’usine en question fabriquait un insecticide, le Sevin, dont le composant principal est le carbaryl, un produit commercialisé depuis 1958.

bhopal.jpgLors de la fabrication de cet insecticide, qui tue indifféremment les insectes nuisibles (par exemple, parasites) et les utiles (par exemple, abeilles), l’un des produits intermédiaires du procédé de synthèse de l’époque était une molécule d’une toxicité effarante, l’isocyanate de méthyle. Elle était manipulée dans des conditions de sécurité quasi inexistantes pour des raisons d’économie.

De multiples rapports écrits par des experts indiens et américains tentèrent d’alerter la direction d’Union Carbide sur les risques de fuite massive de cette substance hors du site de production depuis sa construction en 1978 et jusqu’en 1984. Aucun responsable n’en tint compte, aucune action de sécurisation ne fut prise.

La fuite qui se produisit dans la nuit du 3 décembre 1984 causa 11 000 morts dans les jours qui suivirent. Plus de 500 000 autres personnes furent contaminées et en gardèrent de graves séquelles jusqu’à la fin de leurs jours.

Les victimes souffrirent de suffocations, perte de la vision, vomissements, œdèmes pulmonaires, nécrose des reins et du système digestif, neurodégénérescence, insuffisances cardiaques. La fréquence des mort-nés augmenta de 300% et celle des mortalités périnatales de 200%.

En juin 2010, après vingt-cinq ans de procès en Inde auquel le PDG américain d’Union Carbide ne s’est jamais présenté (il vit une retraite paisible à Long Island), seul des responsables locaux furent finalement condamnés aux peines les plus fortes prévues par la loi en cas de « mort par négligence ». Des peines totalement dérisoires par rapport à l’ampleur du désastre : deux ans de prison et une amende de 1500 euros chacun. Ça ne fait pas cher la vie humaine détruite.

bhopal 2.jpg

Le carbaryl n’est pas le coupable direct de cette tragédie. Il n’en a été que le complice. Mais son histoire ne s’arrête pas là.

La plus grosse catastrophe écologique de l’histoire se produit en ce moment, sous nos yeux. Il s’agit de la disparition d’un nombre astronomique d’espèces à un rythme jamais connu auparavant. De nombreux scientifiques pensent qu’elle annonce la sixième extinction massive depuis que la vie est apparue sur Terre. Elle est liée entièrement à la prolifération de l’Homme et à ses conséquences: déforestation, prédation vis à vis des autres espèces, pollution et changement climatique. A une vitesse cent fois plus rapide que dans les cinq extinctions de masse précédentes, 70% des espèces végétales ont déjà disparu et 50% des espèces animales (l’être humain y compris) sont très fortement menacées de disparaître aussi d’ici la fin de ce siècle.

grenouille morte wiki.jpg

L’exemple le plus récent, parmi des milliers d’autres, est celui de la disparition depuis trente ans de 30 à 40% des amphibiens qui peuplent notre planète. Les amphibiens, ce sont les grenouilles, les crapauds, les salamandres et les tritons. Ils ont pour point commun de respirer, de boire et d’absorber certains éléments minéraux principalement par la peau. On retrouve leurs cadavres par milliers dans des positions parfois surprenantes, comme par exemple ces grenouilles qui semblent assises au bord de leur ruisseau mais qui sont sans vie, comme surprises quasi instantanément par la mort. Ou ces autres qui dérivent en convoi, le ventre à l’air.

grenouilles mortes.jpgOn sait depuis 1998 que ce qui les tue est un minuscule champignon qui bouche leurs pores, ce qui les asphyxient ou provoque des arrêts cardiaques. Sous l’effet de cette mycose fatale, leur peau normalement souple est devenue rigide comme du cuir séché.

Jusqu’en 1938, le champignon n’existait que dans une région très localisée d’Afrique du Sud. Le développement du commerce international a permis sa diffusion en quelques décennies à l’échelle de toute la planète.

Alors que des équipes de biologistes essaient de mettre au point des méthodes qui permettraient de sauver les animaux infectés ou d’éradiquer le champignon qui les tue, d’autres chercheurs ont pu mettre en évidence la raison qui fait que ce désastre ne se produit que depuis trente ans. Pourtant, aussi bien ce type de mycose (nommée chytridiomycose) que les amphibiens existaient depuis bien avant les années 80.

En lisant il y a quelques jours un article consacré à cela, la première question qui m’est venue à l’esprit a été : pourquoi les amphibiens n’ont-ils pas tous succombé à ce champignon depuis déjà des milliers, voire de millions d’années ?

Parce que cette « épidémie » doit tout à l’Homme. On le sait depuis 2006 : le vrai responsable est un pesticide. Pas n’importe lequel. Le carbaryl. Celui-là même qui était produit à Bhopal par Union Carbide.

Plusieurs publications ont démontré que les grenouilles exposées à des doses faibles, en théorie « non dangereuses », de carbaryl voyaient leur système immunitaire s’effondrer et leur sensibilité au champignon augmenter au point de le rendre mortel.

sevin.jpgLe carbaryl est autorisé un peu partout dans le monde comme composant d’un grand nombre de pesticides. Il a été partiellement interdit depuis 2008 en France dans un certain nombre d’entre eux (mais pas dans d’autres) en raison de sa dangerosité incontestable. Rares sont les pays qui l’ont totalement interdit : Grande-Bretagne, Australie, Danemark, Suède, Allemagne et Angola.

Il est actuellement produit par Bayer, au rythme de dizaines de millions de kilos par an.

En 2007, une spécialité vétérinaire a été retirée du marché, le carbaryl qu’elle contenait s’étant révélé cancérogène. Une étude publiée en 2010 aux USA démontre qu’il est responsable d’un nombre élevé de cancers mortels de la peau chez les agriculteurs. Une autre, dès 1981, suspectait son effet dénaturant sur le sperme humain, conduisant ainsi à des fausses couches, des bébés non viables, des malformations ou divers degrés de stérilité.

Malgré ces faits établis, non seulement son usage industriel reste massif, mais il est aussi l’un des insecticides les plus utilisés par les particuliers dans leur jardin.

Et silencieusement, de façon indirecte ou directe, le carbaryl continue à tuer et à empoisonner partout où il passe.

Sources : suivre les liens dans le corps de l’article.
Photos :
– Bhopal : divers sites web d’information
– Grenouilles victimes de la chytridiomycose : Wikipedia et Joel Sartore

8 Replies to “Carbaryl, le massacre silencieux”

  1. anti Post author

    J’ai des envies de meurtre quand je lis ça. Parfois, j’en arrive même à douter du modèle démocratique qui semble être de la poudre aux yeux pour mieux exploiter le peuple.

    anti

  2. Anna Galore Post author

    Je rêve du jour où on pourra traîner en justice et condamner lourdement les plus hauts responsables de ces entreprises qui, comme Monsanto, Bayer et d’autres, continuent à produire et à disséminer des substances dont la nocivité effarante est démontrée. Je mets dans le même panier l’industrie du tabac, les usines qui génèrent des gaz à effet de serre en quantité insensée, les entreprises de déforestation massive qui font disparaître des centaines d’espèces jour après jour et, bien sûr, le nucléaire.

    Ces gens-là, quoi qu’en disent leurs porte-paroles ou les lobbies qui en tirent profit, savent. Et ils persistent à répandre leurs poisons. Il ne s’agit donc pas (ou plus) de négligence et encore moins d’ignorance. Ce sont des criminels de masse multi-récidivistes qui agissent en toute impunité.

  3. Colors Post author

    « ….(l’être humain y compris) sont très fortement menacées de disparaître aussi d’ici la fin de ce siècle.  »
    Tout ira mieux !

  4. valentine Post author

    Colère, dégoût, tristesse….combien de drames doivront encore se produire pour condamner ces criminels qui empoisonnent notre terre? Je me souviens très bien de Bohpal. On a dit: plus jamais ça. Moi je rêve d’un soulèvement du peuple et du réveil des consciences.

  5. sapotille Post author

    Anti a dit:J’ai des envies de meurtre quand je lis ça. Parfois, j’en arrive même à douter du modèle démocratique qui semble être de la poudre aux yeux pour mieux exploiter le peuple.

    Perso, je n’ai pas d’envie de meutre, mais oui, on en est là. C’est terrible partout mais les morts sont si loins..(!!! grrr) pourtant, on y vient, nous aussi, car On est trop sorti du « modèle » démocratique depuis longtemps on l’a usé sans le renouver. Et on fait semblant d’y être encore . çà met des entraves supplémentaires aux actions positives concrètes possible. Si déjà les particuliers pouvaient éviter les pesticides et autres..oui mais.. il faut alors payer de sa personne, désherber soi-même ce qui prend le temps de pas mal d’heures de télé ciné et pomponette.. et ce n’est qu’une goutte d’eau par rapport à l’agrolimentaire. les sols sont usé, dépendants maintenant totalement des industries chimiques. Les personnes sont allergiques, ne parviennent plus à stimuler leurs propres défenses , sont dépendantes des industries chimiques.
    Le bio? oui, mais pour qui? combien de réelles cultures bio en France? Qui y a accès?Je viens d’entendre le speech du directeur d’une industrie de cantines (pour scolaires mais aussi maisons de retraites etc. ) Il était afligeant. Parlait comme si’l faisait réellment quelque chose et en fait avouait (il fallait l’entendre) ne faire quasi rien dutout concrètement.Tout dans l’emballage Mais c’était bien tourné. Je connais personnellemennt les choses qu’il fait donner à nos enfants et nos anciens. En petite quantité, pas adapté aux besoins, mauvais et très très cher. Alors qu’il n’y a que du transport et pas de préparation ou quasi . L’alimentation est la base du développement, de la santé, et même de l’esprit. C’est aussi la racine de l’interdépendance. Et là, on est mal. Très mal. Car on ne peut même plus s’abstraire du système (vous ne pouvez pas donner un casse croûte à vos enfants, C’est quasi cantine obligatoire. Comme c’était antibio obligatoire. Et vaccins obligatoire. (perso je suis ok pour certains mais pas tous) Oui Il y a de merveilleuses alternatives. des cantines de rêves des bons produits bio. Cuicui les pti zoiseaux ah qu’on est bons et beaux.. A dose infinitésimale. Happy few…
    Prochaine étape?
    Prise de conscience ultrarapide et boycott REEL ce qui va supposer de REELS grand sacrifices.. pour moi je ne vois que cela.

  6. valentine Post author

    A propos des responsbilités des politiques, Greenpeace appelle le gouvernement français à adopter une nouvelle clause de sauvegarde sur le maïs génétiquement modifié de Monsanto, alors que la cours européenne a demandé jeudi à la France de revoir sa copie sur la suspension en vigueur depuis 2008.
    La décision de la cour de justice européenne est lourde de conséquence: elle rouvre la porte à la culture de maïs OGM en France, s’inquiète l’organisation écologiste dans un communiqué.

    L’affaire va désormais retourner devant le Conseil d’Etat français qui devra annuler la décision prise en février 2008, souligne l’organisation. Celui-ci peut mettre plusieurs mois à le faire mais quoi qu’il en soit, il devra tôt ou tard se conformer à la décision européenne, ajoute-t-elle.

    Dédormais, c’est au gouvernement, au plus haut niveau, de prendre ses responsabilités: s’il ne met pas en place une nouvelle clause de sauvegarde, le moratoire français sur la culture du maïs MON 810 sera bel et bien condamné et on risque de voir réapparaître les OGM dans nos champs dès le printemps prochain, redoute Sylvain Tardy, directeur des campagnes de Greenpeace France.

    La cour de justice européenne note qu’un Etat membre ne peut recourir à la cllause de sauvegarde pour adopter des mesures suspendant puis interdisant provisoirement l’utilisation sur le marché d’un OGM tel que le maïs MON 810. En revanche, ajoute l’arrêt, des mesures d’urgence peuvent être adoptées.

    Pour Greenpeace, le groupe americain Monsanto et divers groupements de producteurs de semences et de producteurs de maïs sont à la manoeuvre derrière la décision europèenne.

    Monsanto et ses acolytes savent bien que les Français, dans leur immense majorité, ne veulent pas d’OGM. Et pourtant, ils n’hésitent pas à recourir à des stratagèmes douteux pour contourner la volonté des citoyens, affirme M. Tardy dans ce communiqué.

    Article relevé dans Romandie news aujourd’hui

    Voilà comment se construit le piège, fort bien muselé à la base par l’union européenne. La pression du peuple résistera-t-elle au rouleau compresseur du fric?

  7. sapotille Post author

    .. C’est pourquoi les discours rassurants du directeurs dont je parlais mettaient en avant le choix du « sans ogm » ok..Pour combien de mois encore? Et çà bien sur il n’en parle pas. Mais bien sur, il le sait. Mais en tant que pourvoyeur de repas (beaucoup, beaucoup) il serait pourtant un des seuls a pouvoir infléchir les décisions. Imaginons qu’il refuse ne serait-ce que pendant une semaine de faire autre chose que du bio (qui arrive à environ 10% de ses repas) soit il devrait suspendre son service par manque de possibilités soit il détournerai pour lui seul une énorme quantité de bio.. là çà créerai des remous réels qui amorceraient peut-être un début de réveil dans le train train habituel.. Tu as bien ta carte de cantine????… c’était bon la cantine mon chériiiiii?? argh. Mais bon il faudrait qu’il préfère un engagement à son propre confort.. oui, pas gagné…

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