Convergences

LE SEPTIEME LIVRE – Chapitre 4

Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.
(Platon)

Depuis que la Terre tourne autour du soleil, le froid a toujours succédé au feu. Dans les premiers milliards d’années de son existence, d’innombrables volcans ont craché des flots de magma insatiables vers le vide glacial et noir qui l’entourait en permanence. Le premier de tous les miracles n’a pas été l’apparition de la vie mais celle de l’eau, en quantité suffisante pour que les premiers océans se forment et qu’un déluge provoqué par leur évaporation finisse par créer le deuxième miracle : une fine pellicule d’air.

Par la suite, bien avant les dieux, vinrent les virus.

Dans l’immense chaudron des océans, les éruptions continues et les décharges incessantes d’éclairs monstrueux créèrent les briques élémentaires de tous les futurs systèmes vivants. Les acides nucléiques formèrent les premiers brins d’ADN. Il en fut de même pour les acides aminés qui s’enchaînèrent en protéines de plus en plus complexes. Tout cela grâce à un troisième miracle : aucun de ces assemblages n’aurait jamais pu se faire sans le rôle de catalyseur joué par l’argile.

La première des convergences.

Tout le reste n’a été qu’évolution.

L’argile… L’Homme descend d’un mélange de terre et d’eau, comme le racontent les mythes fondateurs.

Très vite, il inventa la magie puis les religions, croyant ainsi pouvoir dominer les forces de la Nature ou, au moins, se protéger de ses fureurs. Elle se chargea au long des millénaires de lui rappeler qu’il n’avait aucune chance d’y parvenir. Les ères glaciaires détruisirent bien des espèces. Les réchauffements qui les suivaient en faisaient apparaître des milliers d’autres. Des éruptions volcaniques violentes modifièrent également le climat. Des bouleversements encore plus gigantesques se produisirent lorsque des météorites croisèrent la route de la planète. L’une d’entre elles l’amputa, dans une collision phénoménale, d’une masse de roches qui devint ensuite la Lune. Une autre éradiqua les dinosaures comme un rien, alors qu’ils régnaient sur le monde animal depuis des centaines de millions d’années.

Peu d’espèces ont traversé les âges sans dommage – comme les requins et les araignées, apparus deux cent millions d’années avant les dinosaures et toujours présents aujourd’hui. Ou d’autres, vivant au fond des abimes océaniques, dont l’existence restera à jamais inconnue des habitants de la surface.

L’Homme ne fut pas moins stupide que les sauriens géants du Crétacé. Dans son infinie suffisance, il finit par croire, après avoir colonisé l’ensemble des terres émergées, que sa domination du monde serait éternelle.

Pourtant, des forces qui le dépassent l’élimineront tôt ou tard, comme elles l’ont fait de millions d’autres espèces depuis que la vie existe. De cela, il ne fait aucun doute. Les deux seules incertitudes sont quand et comment.

Peut-être le coup fatal viendra-t-il des plus anciens habitants de la planète. Les seuls à n’avoir jamais disparu et à s’être toujours adaptés. Les virus. Ces créatures primitives et microscopiques ont fait, depuis l’aube de l’humanité, largement autant de victimes que les guerres et les massacres. Ils étaient là bien avant les hommes. Ils seront là bien après.

À moins que la fin ne soit causée par de nouveaux changements climatiques, tels ceux qui firent disparaître presque toutes les autres variétés d’humains préhistoriques, n’en épargnant qu’une seule par miracle, la nôtre. Une bonne partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord était alors recouverte d’une banquise de plusieurs kilomètres d’épaisseur. La température moyenne de la Terre était d’à peine quatre degrés inférieure à celle d’aujourd’hui. Et lorsqu’elle est remontée de deux degrés plus haut, de nombreuses régions dont l’île de Manhattan ont disparu sous plusieurs mètres d’eau pendant des siècles.

Faute de pouvoir dominer la Nature, les hommes finiront peut-être par la dérégler suffisamment pour signer leur perte. Ils semblent aveugles et sourds aux signaux qu’elle leur a envoyé tout au long de leurs errements depuis leur apparition.

Comme celui qui se produisit entre le neuvième et le quatorzième siècle. Pendant cinq cents ans, la Terre se réchauffa, allant jusqu’à des épisodes prolongés de sécheresse dans des régions habituellement tempérées. Puis, brutalement, le froid revint. En Europe, il perturba à ce point les récoltes durant plusieurs années consécutives que des famines décimèrent de nombreuses populations, sous des pluies glacées incessantes, et que des guerres se déclarèrent.

Les vestiges de cette anomalie climatique ont été retrouvés partout autour de la planète, donnant lieu à des centaines d’études d’experts. Aucune n’a apporté d’explication à ce phénomène.

Seuls des fous auraient pu y voir un mouvement d’humeur de la Terre face à l’ignominie des hommes qui s’agitaient à sa surface. Et les experts ne sont pas des fous. Quant aux historiens, ils ne sont pas climatologues. Pourtant, ils rendent tous compte d’une convergence étrange, comme il y en a eu tant d’autres depuis que la vie est apparue. Mais rares sont les humains qui les voient pour ce qu’elles sont – dans leur totalité.
Celle-là s’est produite entre l’avènement de Charlemagne et la disparition de Philippe le Bel, après qu’il eut œuvré à la fin inique des Templiers sur les bûchers. Leur dernier maître, Jacques de Molay, était l’un de ceux qui savaient.

Il eut le temps de crier à travers les flammes :

– Le malheur s’abattra bientôt sur ceux qui nous condamnent à tort. Dieu vengera notre mort ! Seigneurs, sachez qu’en vérité tous ceux qui nous sont contraires, par nous auront à souffrir.

Après avoir quitté Salomon, les Neuf Vénérables se réunirent à nouveau en un lieu secret. S’ils voulaient préserver l’héritage d’Hiram pour les générations à venir, il leur fallait réagir vite. Leurs heures étaient peut-être comptées.

Ils n’avaient aucun doute sur l’identité du commanditaire de l’assassinat d’Hiram. Le Livre des Noms ne devait pas tomber entre ses mains. Comme tôt ou tard le lieu où il se trouvait dissimulé serait découvert, il était indispensable de rendre indéchiffrables les clés permettant d’en comprendre le contenu.

Ils restèrent enfermés pendant sept lunes.

Puis, par une nuit noire, ils quittèrent chacun Jérusalem dans une direction différente, sur des montures lourdement chargées. Personne ne les revit jamais.

Quand, cinq siècles plus tard, le roi de Babylone envahit et détruisit la ville sacrée à la tête de quatre-vingt-dix neuf légions, il comptait dans sa garde rapprochée un Seigneur Ténébreux, qui commandait une horde de créatures dont aucun autre guerrier n’osait s’approcher. Leur cruauté sur les champs de bataille était sans limite. Ils s’apparentaient plus à des bêtes féroces qu’à des humains. Il se murmurait qu’ils venaient d’une cité mystérieuse creusée dans les profondeurs de la terre et habitée par des démons.

Ils fouillèrent les décombres du Temple pendant des semaines. Ils en parcoururent toutes les galeries, abattant des murs, pénétrant dans des salles secrètes oubliées, retournant chaque pierre.

Ils virent, sans la reconnaître, l’Arche d’alliance, qu’ils dédaignèrent après l’avoir ouverte : elle était emplie de sable recouvrant un banal caillou noir, simple morceau de basalte.

Ils retrouvèrent la crypte d’obsidienne. Le coffre au parchemin qu’avait vu Sydon n’était plus là.

Au fond d’un puits vertigineux, ils crurent enfin avoir atteint leur but. Entouré d’un pectoral en toile de lin, un livre au coffrage d’ébène reposait là, fermé par des ferrures luisantes. Ils en forcèrent l’ouverture. Il ne contenait que des pages vierges.

Ils repartirent bredouilles.

Lorsque le second temple fut bâti sur les ruines du premier, personne ne retrouva l’Arche, ni le livre, ni le pectoral en lin.

Ce dernier ressurgit mille ans plus tard. Martianus Capella, un mage étrusque vivant à Carthage le portait par-dessus sa toge lors de rituels d’initiation hermétiques.

Il transcrivit son savoir sous la forme d’une encyclopédie allégorique en neuf volumes. Les deux premiers racontent la rencontre du dieu Mercure avec son épouse nommée Étude de la Sagesse. Les sept suivants sont consacrés aux Sept Arts Libéraux. Ils étaient constitués des Trois Chemins du pouvoir des mots, et des Quatre Chemins du pouvoir des nombres.

Les précieux livres se transmirent au fil des siècles par un réseau ininterrompu d’initiés. C’est ainsi qu’ils parvinrent à Bède, un moine à l’érudition sans limite que ses disciples surnommaient le Vénérable. L’un d’eux les remit ensuite à son meilleur élève, Alcuin, qui se lia à Charlemagne au point d’en devenir son plus proche ami et confident. Cela lui permit de fonder les écoles carolingiennes. Le sens profane des Sept Arts fut la base de leur enseignement. Le sens secret ne fut compris que de ceux qui en avaient les clés.

L’année où Charlemagne fut couronné empereur, le climat commença à se réchauffer.

La banquise fondit sur des surfaces immenses. Les Vikings profitèrent de la passe ainsi ouverte pour envahir le Groenland.

Les périodes de sécheresse se multiplièrent, provoquant ou accompagnant de nombreux bouleversements partout dans le monde. Le paroxysme fut atteint au bout de cinq siècles. Les flammes enveloppèrent Jacques de Molay.

Alors, tout bascula.

Le pape Clément V, qui avait lâchement abandonné aux griffes de Philippe le Bel l’Ordre dévoué à sa cause et à celle de son Église, mourut quarante jours plus tard. Un cancer soudain le brûla de l’intérieur en quelques semaines.

À l’automne, le roi périt à son tour. Alors qu’il transpirait plus que de coûtume lors d’une partie de chasse, son cheval le fit chuter et le piétina jusqu’à ce que la chaleur l’abandonne à jamais. Sa mort brutale fut suivie rapidement de celles de toute sa descendance jusqu’à l’extinction définitive de sa dynastie.

Une température glaciale s’installa, stérilisant la terre et provoquant de nouvelles famines.

La banquise s’étendit de plusieurs milliers de kilomètres vers le Sud. Le Groenland devint un désert de glace et l’Islande perdit toutes ses forêts après des tempêtes dévastatrices.

Vinrent alors la grande peste noire et la guerre de Cent Ans. L’Angleterre, dont les récoltes étaient frappées les plus durement par le refroidissement, voulut profiter de la disparition des Capétiens pour envahir la France et ainsi accéder à plus de ressources agricoles.

Alors que les belligérants se préparaient à des affrontements aussi sanglants qu’interminables, des maçons indifférents à ces péripéties se réunirent. Bâtisseurs inspirés de temples et de cathédrales, ils décidèrent de partager un savoir ésotérique qui sublimerait leur maîtrise technique. Ils choisirent pour socle fondateur de leur compagnonnage l’étude des secrets des Sept Arts Libéraux. Pour se protéger des persécutions, ils imaginèrent des signes de reconnaissance qui seraient révélés aux apprentis au fur et à mesure de leur initiation progressive. Avec le temps, ils s’organisèrent en loges et utilisèrent leurs outils pour se tourner vers les constructions symboliques de temples intérieurs.

Les températures restèrent très basses durant treize générations. La plupart des hommes s’adaptèrent et oublièrent. Puis, comme en écho de la fin de la grande sécheresse qui l’avait précédé, le froid s’accentua encore pendant deux années consécutives, poussant à bout des populations affamées jusqu’à les amener à l’inimaginable : renverser la royauté et changer la face du monde.

Lorsque Louis XVI fut décapité, un homme dans la foule cria :

– Tu es vengé, Jacques de Molay !

Il se dit dans certaines loges que cet homme était un franc-maçon. D’autres le prétendirent templier. Peu importe à quelle fraternité il appartenait. Les deux étaient, de toute façon, étroitement liées par leurs origines, leurs valeurs et leur histoire ancestrale. L’Ordre, jamais éradiqué, avait su conserver la Parole perdue pour la remettre aux ultimes descendants d’Hiram qui sauraient l’entendre.

18 Replies to “Convergences”

  1. Anna Galore Post author

    L’illustration représente la fin de Jacques de Molay. Il a été brûlé sur l’actuelle île de la Cité en 1314. Notre Dame était déjà construite à cette époque.

    En dehors du passage sur les Neuf Vénérables qui sont des personnages que j’ai imaginés et le fait que le pectoral qui se trouvait dans le premier Temple ait été récupéré par Martianus Capella, tout le reste est strictement la vérité historique.

  2. Anna Galore Post author

    Voici la chronologie des morts qui ont entouré celles de Jacques de Molay:

    Jacques de Molay a été brûlé vif le 11 mars 1314.

    Le pape Clément V mourut 40 jours après, le 20 avril, probablement d’un cancer des intestins.

    Le roi Philippe le Bel mourut d’un accident de cheval au cours d’une chasse, en novembre de la même année.

    Ses trois fils, Louis X de France, Philippe V puis Charles IV montèrent successivement sur le trône de France et mourront jeunes. Louis X meurt en 1316. Son fils posthume Jean Ier ne vivra que quelques jours. Philippe V mourut en 1322, et Charles IV en 1328.

    Guillaume de Nogaret était mort bien avant ceux qu’il avait poursuivis, au mois d’avril 1313, suivi par son bras droit, le légiste Guillaume de Plaisans.

    Le favori du roi, Enguerrand de Marigny mourut le 30 avril 1315.

  3. Slayeras Post author

    et à cette époque là on avait parlé de malédiction. Je n’y crois pas. Je pense que Molay savait quelque-chose, il savait comment les choses allaient se passer. Mais il n’a pas lancé de sort. Du moins, c’est ce que je pense, je ne sais pas si j’ai raison.

  4. monilet Post author

    Agréable lecture, Anna, je ne suis pas compétent pour savoir si tu racontes l’Histoire mais, c’est sûr, tu as le don de raconter des histoires.

  5. Anna Galore Post author

    Merci Claude. Il y a plusieurs centaines de pages de documentation derrière ce petit chapitre, dont les sujets sont relativement divers: histoire géologique de la Terre, naissance de la Lune, paléontologie, histoire climatique et en particulier le « petit âge glaciaire » (c’est son nom officiel) survenu au Moyen Age, histoire de France bien sûr, histoire des deux temples construits à Jérusalem, histoire de l’ouvrage étonnant de Martianus Capella « Des noces de Mercure avec Philologie » dont 7 volumes sont consacrés aux Sept Arts Libéraux, histoire de la transmission de cet ouvrage à Bède le Vénérable puis à Alcuin, puis aux premiers maçons qui plus tard deviendront les Francs-Maçons, histoire de leurs liens étroits avec les Templiers… et histoire que je raconte pour lier le tout!

  6. sampang Post author

    ( si elle est rendue au 4ème chapitre, c est bon ^^ ça me donne le temps de lire trankilou Zaza et Monilet ;))

  7. sampang Post author

    oui, oui Monilet 😉

    bah moi perso je dis chapeau bien bas à Anna parce que ce genre de « synthèse » quand il y a autant d informations !

  8. Boudufle Post author

    ça me gonfle !! il me faut avoir du temps au temps ! « quand il y a autant d informations ! »
    aussi, c’est bien qu’Anna le fasse pour moi …….heing ???

  9. sampang Post author

    la curiosité c est le désir de savoir… vous avez la même et le dites en même temps… c est beau ^^

  10. sampang Post author

    « ça me gonfle !! il me faut avoir du temps au temps ! »
    Ecrit par : Boudufle | 12 avril 2008

    on ne dit plus ça me gonfle devant moi, Boud !!!

    Boud, j ai appris un jour que si on faisait les choses avec Amour, elles n étaient jamais pénibles et on avait le temps de les faire ;). ( laisse le ménage lool ! )

  11. Anna Galore Post author

    Comme dirait un certain Voiedorée: tout est dans l’ordre.

    On est tellement synchronisés, lui et moi, que je ne trouve plus ça curieux du tout 🙂

  12. anti Post author

    Sampitrognonne : « la curiosité c est le désir de savoir… vous avez la même et le dites en même temps… c est beau ^^ »

    «  »D’après ce que je vois, nous souffrons, vous et moi, de la même maladie grave : la curiosité.

    Vous savez que le mot « curieux » vient du latin cura : le soin ? Soyons fiers de notre défaut : être curieux, c’est prendre soin. Soin du monde et de ses habitants. » »

    [Erik Orsenna – Les chevaliers du subjonctif]

    anti, gravement atteinte.

  13. anti Post author

    Voui ! Et c’est peu de le dire. Je lisais ça hier pendant que vous discutiez…

    anti, toujours avec vous.

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